Le rêve de Marigny
dernière nommée étaient les plus violentes. Marigny était profondément blessépour sa sœur, et autant pour le roi. Dans le registre de la cruauté gratuite Paris valait bien Versailles, et le peuple pouvait rivaliser avec les courtisans. Il fallait pourtant rester de marbre, il savait le faire s’y étant exercé avec application depuis bientôt quinze ans.
Le travail heureusement occupait tant les jours d’Abel qu’il pouvait oublier les notes discordantes de l’inauguration de ce qui était en train de devenir la plus belle place de Paris. Il était capable de prendre de la distance avec ce qui tenait autant de la bêtise que d’un mécontentement diffus. Sept ans de guerre et une défaite retentissante n’avaient rien fait pour conforter l’amour du peuple pour le roi, Abel le savait et voulait l’oublier. Tout cela n’était pas du ressort du Directeur des Bâtiments. Il était aussi par conviction résolument tourné vers l’avenir. On oublierait l’humiliant traité de Paris, on oublierait beaucoup plus difficilement le prix de sept ans de guerre, mais plus tard, beaucoup plus tard, on admirerait encore la superbe place Louis-XV, la beauté des Champs-Élysées, l’extraordinaire église Sainte-Geneviève, le Louvre enfin achevé. Il fallait continuer de construire, il fallait continuer d’embellir.
Puisqu’on était en paix, puisqu’on bâtissait, puisqu’on projetait la ville dans l’avenir, faute de pouvoir inaugurer on posait des premières pierres. Aurait-on l’argent pour monter les murs ? Marigny savait bien que rien n’était moins sûr et qu’il faudrait se battre, pied à pied et sans faiblir à longueur de temps. L’obstruction ne viendraitpas du roi mais de ses ministres et quand on en remplaçait un qui semblait à Marigny bien rapiat de ce qui ne sortait pourtant pas de sa poche, le suivant était du même tonneau, voire pire. Il n’y avait pas dans tout le royaume de meilleur pleure-misère que le contrôleur des finances. Abel en avait connu six, aucun n’avait racheté l’autre.
C’était en ressassant sa morosité que Marigny s’apprêtait à accompagner le roi qui s’en allait poser précisément la première pierre de l’église de la Madeleine le 3 août 1763. Encore un beau projet ! L’expansion du faubourg de la Ville-L’Évêque avait créé le besoin. Il fallait construire pour les nouveaux quartiers une église plus vaste que celle de l’ancien village. Tant qu’à construire on avait choisi un nouveau site de façon à édifier l’église dans l’axe transversal de la nouvelle place. La nouvelle église s’insérait ainsi dans un plan d’ensemble d’édification et d’embellissement des nouveaux quartiers à l’ouest de Paris. Cette pensée suffisait à Abel pour oublier sa contrariété. Demain serait plus beau qu’aujourd’hui.
Les plans de l’église avaient été commandés à Pierre Contant d’Ivry, l’architecte du duc d’Orléans. Il avait proposé un projet en forme de croix latine surmontée par un petit dôme. Le plan n’était pas encore entièrement accepté. La croix latine passait bien, mais peut-être n’était-on pas encore vraiment habitué au dôme. N’importe, les choses se feraient et comme on n’avait pas encore l’argent pour réaliser le projet on pouvaitprendre son temps. Abel savait maintenant que l’impatience n’était pas de mise dans la charge qu’il assurait. On faisait un grand pas cependant ce jour-là. La première pierre était un symbole, on ne reviendrait plus sur la nécessité d’élever l’église de la Madeleine.
L’air était glacial dans les rues de Paris ce 24 janvier 1764, Marigny n’en avait cure. À bientôt cinq heures dans l’après-midi la nuit était proche mais il y avait comme un air de fête dans l’étroite rue Saint-Honoré. Les attelages s’y pressaient et ce n’était pas sans créer un embarras d’importance. Quelques cochers se laissaient aller à des réflexions peu amènes et leurs maîtres penchaient à la porte de leur voiture un visage parfois congestionné. Le froid ? Ou l’impatience ? Toute cette agitation faisait sourire Marigny, qui avait eu la sagesse de ne pas faire atteler et de venir à pied, la rue Saint-Thomas-du-Louvre était proche. Il avait entraîné Cochin dans son aventure pédestre dont le moindre risque était d’arriver au théâtre crotté, les rues étant ce qu’elles étaient l’hiver à Paris surtout quand la
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