Le rêve de Marigny
temps sur le mode plaisant et un rien cancanier. Une si nombreuse compagnie ne pouvait avoir échappé totalement au ridicule. Il y avait eu quelques bévues, quelques maladresses, des riens qui faisaient sourire. Mais Marigny n’était pas tranquille. Il brûlait d’en savoir plus, sur ce qui se murmurait. Il était bien placé pour savoir que les bruits allaient vite, qu’ils étaient incontrôlables et potentiellement dangereux.
— Que dit-on de la statue, Cochin ?
— Les artistes la trouvent belle.
— C’est le moins qu’ils puissent faire. La foule ?
— Il y a eu des reparties assez drôles. Certains trouvent au roi une mine trop rigide, un peu triste.
— Tiens ?
— Par contre tout le monde convient que le cheval est superbe !
Un éclat de rire général accueillit la repartie de Cochin et Marmontel qui, pour avoir travaillé avec lui, savait combien l’humeur de Marigny pouvait s’altérer d’un rien qui l’avait blessé, pensa que si le petit Cochin n’existait pas il aurait fallu l’inventer.
Les fêtes n’étaient pas terminées. Le lendemain, la cavalcade des hérauts d’armes parcourut la ville neufheures durant pour proclamer la paix. Les réjouissances culminèrent enfin le soir du 23 juin avec les illuminations, les feux de joie, et les feux d’artifice. Le peuple de Paris avait pris place sur des amphithéâtres improvisés sur les deux berges de la Seine pour profiter au mieux du feu de joie gigantesque prévu sur le fleuve. L’illumination de la nouvelle place prenait le relais. Le spectacle était superbe. Le roi, sa famille, ses proches s’étaient installés dans dix-neuf loges couvertes de damas cramoisi qui avaient été dressées devant le Palais Bourbon. Jeanne avait la sienne, elle y recevait son frère et quelques amis. On tira le feu d’artifice à neuf heures et demie, il dura douze minutes. C’était superbe ! Les jets d’eau et les cascades enflammées émerveillèrent les spectateurs. Ce n’était que le début de la fête.
Jeanne quitta la première le Palais Bourbon pour gagner son hôtel parisien du faubourg Saint-Honoré où elle avait prévu ses propres illuminations. Il y avait dix ans qu’elle avait acheté cette superbe demeure, l’hôtel d’Évreux, et elle l’avait aussitôt remaniée, embellie, agrandie aussi de cinq mille toises acquises sur les Champs-Élysées. Pour que la vue fût sans pareille elle avait fait abattre les arbres dans le prolongement de l’hôtel, donnant naissance au carré Marigny qui permettait à la vue de plonger jusqu’aux Invalides. C’était énorme, c’était prodigieux comme tout ce que Jeanne imaginait. Les riverains avaient protesté, sans esclandre cependant et plutôt par allusions et murmures. Qui aurait osé s’attaquer à Jeanne ? Ce soir elle avait prévu un événement exceptionnel en donnant un feud’artifice pour célébrer la gloire du roi et l’inauguration de la statue équestre. Qui, la connaissant et sachant combien elle était fastueuse, aurait voulu se priver du spectacle ? Courtisans en carrosses et badauds au pas de course prirent derrière elle la grande allée qui de la nouvelle place traversait les Champs-Élysées. Il en résulta un branle-bas incroyable suivi d’un embouteillage inextricable de voitures tel que Paris n’en avait encore jamais connu et encore moins dans ses nouveaux quartiers, trop excentrés pour attirer les foules. Le spectacle valait pourtant le parcours hasardeux depuis la place Louis-XV. Les illuminations de madame de Pompadour dépassaient largement en splendeur celles que la ville avait offertes. On s’en extasiait encore le lendemain tout en commentant les encombrements extravagants qui avaient obstrué la chaussée jusqu’au matin. Le chaos de la circulation des carrosses et des voitures de toutes sortes avait déridé Abel. Après des festivités qu’il avait jugées en demi-teinte, c’était Jeanne qui finalement avait créé l’événement !
C’était à juste titre pourtant que Marigny s’était inquiété. Les feux de la fête étaient à peine éteints que les graffiti fleurissaient sur le socle de la statue équestre. Il est ici comme à Versailles, il est sans cœur et sans entrailles. Les statues de Pigalle figurant les vertus avaient été renommées par quelques badauds en mal de rébellion. On les appelait maintenant Mailly, Vintimille, Châteauroux, Pompadour, et on les insultait au passage. Les huées devant la
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