Le rêve de Marigny
sa place dans ce singulier attelage, que Soufflotgardât une certaine marge de liberté, et que les deux architectes réussissent à se plier aux volontés de Marigny sans y perdre leur âme.
Quelques jours plus tard Marigny s’enquérait déjà du projet de Soufflot. Le fait n’inquiétait pas l’architecte. Il avait une grande amitié pour Marigny et il le connaissait bien. Avec lui il fallait toujours aller vite, et quand un projet stagnait faute d’argent, il en lançait un autre, cela ne coûte pas de réfléchir. En fait à ce moment précis Marigny voulait surtout exposer à Soufflot comment il voyait lui-même la reconstruction de la salle de l’Opéra. Or il tenait essentiellement à une seule chose, et elle n’était pas négociable.
— Cette salle doit être ligne par ligne semblable à celle qui a été incendiée. J’exige cette précision, afin que si personne n’a plus d’aisance, personne aussi n’ait à se plaindre.
Marigny connaissait son monde, le peuple fantasque des comédiens et la foule tout aussi imprévisible des habitués des théâtres. L’identité absolue devait décourager la critique.
Soufflot n’y trouvait pas à redire. Il ne s’agissait pas vraiment d’une construction mais de transposer dans la salle des machines ce qui avait existé dans la salle incendiée. À partir du moment où il ne s’agissait pas d’imaginer de toutes pièces un théâtre mais de s’accommoder d’une structure existante, on ne pouvait rêver d’un édifice comme celui d’Alfieri à Turin ou celui de Palladio à Vérone. On partait sur un plan boiteux mais Paris voulait son Opéra, et vite.
Soufflot piaffait, et ce n’était pas d’hier. « Son » chantier n’avançait pas, et ce n’était pas de la salle de l’Opéra qu’il s’inquiétait. Elle se ferait et ce raccommodage n’était pas vraiment exaltant. Il n’était pas encore anxieux non plus pour Sainte-Geneviève. L’aventure commençait tout juste. Mais le Louvre…
— Nous n’avançons guère, monsieur.
— Allons, Soufflot, nous n’avons attaqué ce projet qu’en 1755 !
L’architecte ne goûta pas la plaisanterie. Marigny, qui le connaissait tant, renonça à l’ironie, ce qui ne mit aucun frein à l’impatience de l’architecte. Avec beaucoup de pondération Marigny revint sur l’historique des travaux, calma le jeu en mesurant le chemin parcouru. C’était long ? Allait-on jamais vite dans ces sortes d’affaires ? Il essaya de rassurer Soufflot et pour une fois plaida la lenteur inévitable.
— En 1755, nous avons seulement défini le projet. Et ce n’était pas rien ! Il n’était pas seulement question de vider les lieux des baraques immondes qui les encombraient de toutes parts, il fallait aussi abattre la grande poste, les écuries de la reine, le garde-meuble du roi… Certains supposaient même qu’on ne déblayait que pour aménager la place Louis-XV, tant le chantier étaitd’importance. Il fallait du temps pour mettre cela en branle.
Soufflot hocha la tête et ne se dérida pas.
— L’année suivante les échafaudages étaient dressés et on attaquait. Je me souviens que vous étiez inquiet de l’hiver.
— On pouvait l’être.
— Vous avez proposé l’année suivante votre projet iconographique pour le fronton.
— En effet en 1757, il y a six ans et je ne vois toujours pas venir le jour de la réalisation. Nous avons pourtant obtenu les lettres patentes l’année suivante. J’ai fait aussitôt l’estimation de tous les bâtiments à abattre. J’ai parfois eu la fâcheuse impression d’être un entrepreneur de démolitions plutôt qu’un architecte.
— Il est vrai qu’il y avait à faire et pour être sincère, tout comme vous, j’ai été bien aise quand on a donné le premier coup de pioche dans les restes du Petit Bourbon. Depuis on a démoli les postes. Ne soyez pas amer, Soufflot, le chantier se poursuit normalement.
— Sans doute… s’il est normal que des particuliers viennent y déposer des ordures, qu’on y vole des outils, des matériaux…
— Je sais. Il y a des rondes mais les larrons sont malins.
— Et puis les baraques reviennent, des intrus les reconstruisent en une nuit ou un dimanche et il faut recommencer. On n’en voit jamais la fin ! J’ai sans doute tort de m’impatienter, mais le travail à faire est immense et j’ai à cœur de le mener à bien.
— Réjouissez-vous, le marquis de Beuvron, gendre de
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