Le rêve de Marigny
neige fondait. La marche restait pourtant le meilleur moyen d’arriver à l’heure, et Marigny n’aurait pour rien au monde manqué le lever du rideau. Les deux hommes marchaient donc aussi rapidement que l’embarras de la rue le permettait.
— Voilà une belle affluence, se réjouit Cochin
— Les Parisiens attendaient leur Opéra avec tant d’impatience, tous les habitués sont là. Voyez, il y a encore des malheureux qui font la queue pour acheter un billet.
— Je suis passé ici quand les guichets ouvraient, il y avait déjà foule.
— Toujours sur le qui-vive, Cochin ?
— Il faut savoir comment les choses se passent, monsieur, et rien ne vaut d’y aller voir. La reprise sera une réussite.
— Attendez la fin de la représentation pour l’affirmer.
— Castor et Pollux …
— La moitié des gens qui sont là n’écouteront pas la moindre note et ne chercheront pas à suivre l’intrigue.
— C’est habituel, mais ils pourront dire « j’y étais ».
— Ils pourront surtout faire des commentaires sur la nouvelle salle !
La cohue était à son comble quand les deux hommes arrivèrent aux Tuileries. La vente des billets d’entrée commencée dès trois heures de l’après-midi se prolongeait encore et les équipages qui avaient un tant soit peu éclaboussé les piétons téméraires se bousculaient dans l’espace étroit permettant d’accéder au théâtre. Il y avait des cris, des protestations, un peu d’énervement dans la foule qui se pressait avec ardeur pour la reprise de Castor et Pollux et Marigny n’avait sans doute pas tort de supposer que la découverte de la salle de l’Opéra reconstruite à l’intérieur même des Tuileries passionnait ceux qui avaient bravé une longue attente dans le froid bien davantage que le spectacle proposé. Sans doute y avait-il dans l’auditoire de ce soir-là plus decurieux que de mélomanes. C’était difficile à dire pourtant car le public volontiers bavard et inattentif se pressait toujours nombreux au spectacle. Incontestablement Paris aimait son Opéra et la perspective d’une année entière sans s’y précipiter avait été ressentie comme un scandale. Marigny attendait donc sans trop de crainte les retrouvailles de Paris avec son théâtre lyrique.
La salle était comble quand les deux hommes y pénétrèrent et on jacassait au parterre comme aux plus beaux jours. La foule étant si nombreuse le spectacle commença avec un retard certain, c’était habituel et cela ne dérangeait personne. Enfin l’orchestre attaqua, les chanteurs envahirent la scène, et ce fut sans gêner les conversations ni étonner qui que ce fût. Traditionnellement le parterre était agité, les murmures et les quolibets étant tout aussi usuels qu’un lever de rideau tardif. Pourtant la salle était ce soir-là franchement tumultueuse et c’est à peine si le tintamarre s’atténua de tout le premier acte qui fut cependant fort applaudi. Les éternuements et la toux de ceux qui ne supportaient ni la fumée des bougies ni la poussière qui volait dans la salle ajoutaient un fond sonore qui accompagnait bizarrement l’orchestre. Ce bourdonnement sourd se prolongea jusqu’au milieu du deuxième acte où les bavards les plus impénitents s’épuisèrent. La musique enfin relaya le brouhaha, on en venait à écouter ce pour quoi on était en principe venu. Un torrent d’applaudissements salua la fin du spectacle. Les acteurs semblaient ravis, les spectateurs aussi.
— Je me demande toujours, remarqua Cochin, pourquoi les gens ne peuvent se passer d’un Opéra et quand ils l’ont ne prêtent aucune attention au spectacle.
Marigny se contenta de sourire, le lien de Paris avec son Opéra était passionnel, la passion ne s’explique pas.
La ruée vers la sortie valait bien l’embouteillage que les spectateurs allaient affronter dans la rue. Les dégagements étaient beaucoup trop étroits pour permettre une évacuation rapide. On stagnait donc en rangs serrés avant de sortir de la souricière. Marigny frémissait à la pensée qu’un jour l’incendie pourrait prendre pendant une représentation. Il rêva un instant à son vrai théâtre , celui qu’on pourrait construire si… Il ne fallait pas rêver, la guerre avait coûté trop cher. Mais l’excuse peut-être était trop facile. Les esprits étaient-ils prêts à Paris, chez les édiles comme dans le public, à l’innovation architecturale en matière de
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