Le rêve de Marigny
théâtre ? Rien n’était moins certain. Il rentra rue Saint-Thomas-du-Louvre à demi satisfait. La salle avait fait son office, on verrait bien demain les réactions.
Les échos ne tardèrent pas. Melchior Grimm lança la polémique. « Soufflot, qui a fait à Lyon une salle où l’on n’entend pas, vient d’en faire une à Paris où l’on ne voit rien. » La petite guerre commençait. On mettait en cause les colonnes qui gênaient la vue des spectateurs. On ne pouvait le nier. Mais pourquoi remettre en cause ces colonnes ? Elles existaient dans la salle incendiée et personne ne s’en était jamais plaint !Soufflot était en plein désarroi, Marigny bougonna, marmonna, s’emporta.
— Bon ! Nos beaux esprits nous en font tout un cas de ces maudites colonnes, laissez dire !
À ses côtés Soufflot faisait assez mauvaise mine.
— On ne peut nier qu’elles gênent.
— Qui gênent-elles ? Personne n’écoute à l’Opéra, y aurait-il quelqu’un qui regarde le spectacle ?
La mauvaise foi de Marigny fit à peine sourire Soufflot.
— On aurait sans doute pu en faire l’économie.
— Elles existaient dans la salle incendiée.
— Nous avons utilisé un autre emplacement…
— Gabriel a-t-il émis quelque réserve ? C’est lui le Premier Architecte ! Ne prenez pas toujours tout sur vous.
— Nous avons travaillé ensemble.
— Allons, Soufflot ! Vous avez travaillé avec un jeune étourdi de soixante-douze ans. Voilà l’affaire !
— Nous avons fait cette salle à l’image exacte de celle qui avait été détruite…
Marigny fronça le sourcil. Remettait-on en cause ses directives ?
— C’était le premier souci. Paris voulait retrouver « sa » salle, « son » Opéra. Vous connaissez aussi bien que moi les réactions des Parisiens. On ne veut pas de changement, surtout pas ! Vraiment, Soufflot, oubliez ces réactions stupides. Vous avez toute ma confiance, mais je n’ai pas encore trouvé la recette pour éviter la stupide causticité des critiques. Paris raille ? Parischansonne ? Laissez faire ! À la première occasion ils s’attaqueront à quelqu’un d’autre.
— Grimm…
— Il eût été bien étonnant que le petit prophète de Boemisch-Broda ne fût allé mettre son grand nez là-dedans.
— Il fait souvent autorité.
— On se demande pourquoi.
— C’est un homme de lettres…
— Si tel était le cas, cela ne lui donnerait aucune compétence en architecture. Et pour ce qui est des lettres, de toute sa vie il n’a jamais écrit qu’une seule pièce de théâtre dont l’échec a été retentissant. C’était il y a longtemps dans sa Bavière natale. Depuis il se contente d’humer l’air du temps et quand il y a prétexte à médisance, il s’en donne à cœur joie.
— On prétend qu’il a de l’esprit.
— Il a eu l’esprit de devenir l’amant de madame d’Épinay et cela lui a réussi.
Soufflot soupira. Marigny ne prenait pas en compte son trouble profond. Ils étaient amis mais n’avaient pas en cette circonstance la même mesure de l’événement. Soufflot s’enlisait dans son malaise, Paris s’amusait, et c’était à ses dépens.
Sur les pas de Vandières
Arrive Gabriel
Et son fameux confrère
Cordon de saint Michel.
— Il faut, dit le marquis, que vous veniez, ma bonne,
Pour voir la salle d’opéra.
— Vous vous moquez, on m’y verra.
— Non, on n’y voit personne.
Soufflot connaissait le couplet mot par mot et sa cruauté le confondait, mais il était assez proche de Marigny pour comprendre qu’il aurait été malséant d’insister. Le Directeur des Bâtiments avait déjà balayé l’incident d’un esprit impatient.
— Que diable, Soufflot, ne vous attardez pas à ces sottises ! Vous n’êtes pas responsable de ces fichues colonnes.
Soufflot était incapable de se retenir de penser que c’était classer l’affaire un peu vite, il devait pourtant se résoudre à porter seul le poids d’une erreur qui n’était pas de son fait. Il en souffrait et ressentait douloureusement l’apparente indifférence de Marigny. Marigny ne le reniait pas mais ne comprenait pas la blessure que l’aigreur des mots que l’on disait « d’esprit » lui infligeait. Pour la première fois depuis l’Italie il y avait entre eux discordance. C’était infime, mais Soufflot vivait mal cette fêlure. Il avait connu Marigny scrupuleux à l’excès et ombrageux à ne pas croire, son
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