Le rêve de Marigny
souci de bienséance. Marigny pouvait aussi deviner, dans l’assistance, ceux qui ne manquaient aucun événement dont on parle, ceux qui sachant que le roi était infiniment affligé étaient venus afficher une mine de circonstance qui lui serait répétée. Toute conjoncture pouvait servir une ambition. La fouleétait venue nombreuse se presser dans la nef, il y avait ceux dont le cœur s’emballait de chagrin et ceux qui observaient avec minutie le cérémonial pour mieux critiquer demain. Ils s’étaient mélangés en rangs serrés, on était à Versailles, on avait l’habitude de la promiscuité. Abel, solitaire, menait le deuil. La famille, c’était lui, seulement lui. Il y avait bien un lointain cousin dans l’assemblée qui l’avait salué, un rien obséquieux, ce Malvoisin que leur père protégeait et que Jeanne avait élevé, mais pas trop haut, elle savait prendre la mesure des gens. Abel ne se sentait aucun lien avec lui. L’horreur du moment était là tout entière. Sa solitude fracassait l’espace autour de lui.
À la fin de l’office, à six heures dans l’après-midi, le cortège se forma qui conduirait Jeanne reposer à Paris au couvent des capucins de la place Vendôme. La voiture qui l’emmenait était couverte du dais ducal, elle était tirée par six chevaux et précédée de quatre gardes suisses. Jeanne eût aimé l’apparat de son convoi. Au moment où le cortège s’ébranla l’orage éclata, la pluie et le vent se déchaînèrent. Le cortège, malmené par l’intempérie, passa devant le château. Sur le balcon de la cour de marbre le roi debout en pleine tornade accompagna du regard le dernier voyage de Jeanne jusqu’à ce que la procession disparût à ses yeux. Seul, comme l’était Abel.
Rien ne retenait plus Abel à Versailles. On n’irait pas dire qu’au-delà de la mort de sa sœur il abuserait d’un crédit qui ne tenait qu’à elle. Il allait s’effacer, c’était la seule solution honorable. Le lendemain il était àVersailles au plus tôt, il demanda audience au roi qui le reçut dans l’instant. Voilà. Ils étaient face à face, figés dans la même douleur et pareillement paralysés par le souci de ne pas la laisser paraître. Après avoir salué le roi, Marigny lui tendit la lettre qu’il avait rédigée au petit matin.
— Sire, je suis venu vous prier de m’autoriser à me démettre de ma charge.
Le roi en sursauta de surprise et de déplaisir, fronça le sourcil et la colère prit le pas sur le chagrin.
— J’attends vos raisons, monsieur.
— Sire, j’ai obtenu par faveur la charge dont vous m’avez honoré. J’ai eu à cœur de m’en acquitter avec conscience et j’ai connu dans ces fonctions les plus grandes satisfactions. L’honnêteté m’oblige aujourd’hui que ma sœur n’est plus là à ne plus bénéficier de cet honneur.
— Je refuse votre requête. Votre discours m’afflige. Vous avez eu la survivance des Bâtiments sur la recommandation de votre prédécesseur que j’avais en grande estime. Son avis était excellent car vous m’avez toujours bien servi. Je n’ai pas l’intention de me passer de vos services.
Il n’y avait rien à ajouter. Marigny s’inclina devant le roi et s’apprêta à sortir.
— Marigny !
Le visage du roi s’était adouci.
— Marigny, la marquise va beaucoup nous manquer. J’apprécie que vous restiez à mes côtés.
Il arrive que les plus grands chagrins se doublent d’insupportables mesquineries. Marigny n’y échappa pas. Après avoir payé son tribut aux pompes et aux devoirs, après avoir accepté les témoignages de réconfort des amis et des autres, de ceux qui pleuraient une grande dame, de ceux aussi qui auguraient déjà la chute d’un frère monté trop haut, il fallut encore écouter la lecture du testament. Il était sans surprise. Jeanne nommait d’abord le roi, prévoyait quelques rentes pour ceux qui l’avaient bien servi. Ménars enfin, terres et château, et toutes les œuvres d’art que la maison abritait, seraient pour le cher bonhomme qu’elle avait guidé depuis l’enfance. Tout cela était dûment répertorié, du travail d’orfèvre serti par une femme de tête et un notaire aguerri à toutes les finesses du droit. Ils en avaient ensemble huilé tous les rouages, parce qu’il faut tout prévoir pour partir en paix. Jeanne avait toujours été prévoyante à l’excès, prudente au-delà du commun, elle connaissait bien son diable de
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