Le rêve de Marigny
frère, un cœur immense doublé d’une tête de mule. Il était tout à fait capable de s’entêter dans un célibat ridicule et de mourir un jour sans enfant. Pour pallier l’imprévisible elle avait ajouté un codicille à son testament.
Le codicille avait la tournure la plus anodine, ce n’était qu’une précaution « au cas où »… Il ne serviraitsans doute jamais et c’était tout ce qu’elle souhaitait, elle aurait pu le négliger, il n’était pas de saison. Il ne choqua personne quand l’exécuteur testamentaire en fit mention, chacun le trouvant si clairement rédigé qu’il ne pouvait rien cacher.
« Je laisse à Abel François Poisson, marquis de Marigny, mon frère, la terre appartenant à mon marquisat de Ménars et tout ce qu’il y trouvera au moment de ma mort… Après lui à ses fils et neveux mâles avec l’accord que, en tous cas, le legs reviendra au majeur parmi eux.
S’il n’a que des filles, cette clause tombera, et la terre devra être partagée parmi elles. Dans l’éventualité que mon frère meure sans héritiers, je désigne à sa place, et aux mêmes conditions, monsieur Poisson de Malvoisin, actuellement sous-officier des Carabiniers. »
Marigny ne s’inquiéta nullement de ces dispositions, Malvoisin s’en réjouit. Quelques jours après l’ouverture du testament, le cousin jadis protégé de François Poisson et qui avait paru dès les premiers temps n’en recevoir jamais assez attaqua Marigny en justice. L’insatiable cousin revendiquait le bénéfice d’un prétendu fidéicommis, qu’il était le seul à avoir débusqué derrière l’anodin codicille. C’était ce malencontreux ajout au testament qui était incriminé. Pour Malvoisin il était supposé lui permettre d’hériter de la marquise de Pompadour, sa cousine, par le truchement de son frère qui ne pouvait faire état de nulle descendance. Marigny devait donc lui transmettre l’héritage qu’il avait seulement reçu provisoirement afin de le lui rendre. La prétention étaiténorme mais la justice ne connaît pas la hâte, elle eut besoin de temps pour en attester. Cela n’était pas fait pour inquiéter Malvoisin, il avait du temps. Débouté une première fois, il attaqua à nouveau. Il perdit encore. Il fallut deux ans pour que l’affaire fût réglée et Marigny confirmé dans ses droits.
Pour Abel ce n’était qu’un tracas il n’en fut pas véritablement affecté. Il fut seulement agacé au possible. Il se souvenait de Jeanne, refusant à son père de favoriser Malvoisin au-delà du raisonnable. Malvoisin avait déjà les dents bien longues, cette fois il dépassait les limites de la décence. Jeanne s’était toujours méfiée de ce lointain cousin boursouflé d’envie et de vanité. Comment avait-elle pu se laisser abuser au point d’en faire un possible lointain héritier ? Abel connaissait peu Malvoisin et n’avait même pas lieu d’être déçu par le personnage, il était seulement furieux. Sa juste colère eut au moins l’avantage de le distraire si peu que ce fût de son chagrin. L’affaire confiée à la justice, il s’empressa d’oublier l’indélicat cousin.
Marigny s’était immergé à nouveau dans le quotidien des Bâtiments avec la fureur de son incoercible douleur. Il avait toujours été sur la brèche depuis qu’il assurait sa charge, il l’était maintenant avec une véritable rage. Il était partout, à Paris, à Versailles, à Sèvres, aux Gobelins, et partout pressant son monde. Il arrivait matin à la Surintendance, cahotait en voiture une bonne part de la journée, surgissait ici quand on l’attendait là, rentrait à grand train pour relire quelques dossiers à la chandelle.
Un récent dossier retenait toute son attention. Le roi désirait enrichir de quelques œuvres d’art le château de Choisy que Jeanne lui avait légué. De toute urgence il expédia Cochin sur place étudier la configuration de la galerie qui serait le théâtre des nouveaux embellissements. Vite, il fallait faire vite. Cochin était habitué au rythme de son directeur, il s’y adapta une fois encore avec son entrain coutumier. Sitôt la visite effectuée il se rendit à la Surintendance avec un projet bien ficelé. Quand l’avait-il élaboré ? Cochin savait réfléchir en courant !
— Alors, Cochin ? Le roi, je vous l’ai dit, veut enrichir la galerie de quatre tableaux. Quelles sont vos suggestions ?
— Quatre tableaux. Le nombre lui-même
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