Le rêve de Marigny
l’architecte de donner à chaque maison les jardins qui la valoriseraient. Soufflot n’était pas forcément l’homme des jardins, il était celui des constructions, et il les voulait audacieuses. Il n’y avait que Marigny pour tenter de faire de Soufflot l’homme à tout faire de ses maisons, et il fallait bien l’amitié que l’architecte avait pour lui pour qu’il se prêtât à ce jeu. Qu’importe, Soufflot construirait dans les jardins. Les jardins de Ménars en prendraient une tout autre dimension que celle que l’on accordait généralement aux espaces arborés et fleuris. Marigny entendait y exposer sa prodigieuse collection de sculptures. Au diable l’étagement traditionnel des parterres ! On les remplacerait par une vaste terrasse. Soufflot mettrait tout cela au goût du jour. Dans le « Bois-Bas » situé à l’ouest on fit un jardin à l’anglaise et au bord de la Loire on aménagea un « désert » . Au pied du château Soufflot construisit une rotonde qui permettait de passer en sous-sol de la demeure à l’orangerie. Mais voilà que Marigny sacrifiant à la mode entreprit d’aménager à l’est de la terrasse un kiosque dans le goût chinois ! Marigny voulait « chinoiser » ses jardins ? Soufflot refusa fermement toute chinoiserie. Si Marigny voulait des chinoiseries il les confierait à quelqu’un d’autre, et comme Marigny était entêté au moins autant que Soufflot ce fut finalement De Wailly qui « chinoisa » les jardins de Ménars. Le tout jeune De Wailly, l’étoile montante que Marignyvenait de débusquer, l’homme du futur qui bâtirait dans les temps à venir, après Soufflot, après Marigny.
Entre menues chicanes et moments de grâce l’aménagement de Ménars aida à refluer le chagrin qui taraudait Abel, comme jadis la construction de la maison du Roule avait fait reculer l’impatience de ne rien pouvoir réaliser à Paris quand les fonds publics étaient bloqués. Marigny s’abritait de sa souffrance dans le branle-bas de son projet, s’apaisait dans la chaleur de l’amitié qui le liait à Soufflot. Depuis l’absence de Jeanne le temps à venir s’étendait devant Abel comme un désert mais le jour vint enfin où il s’étonna de vivre encore. Il avait des projets, rien n’allait jamais assez vite, il s’agitait. N’était-ce pas la preuve que la vie continuait ?
La vie va son train quand on est occupé. C’était une vérité que Cochin connaissait parfaitement, lui qui ne s’arrêtait jamais. Il eut à cœur d’entraîner Marigny dans son propre tourbillon. Dans le monde en perpétuelle évolution de ses artistes le quotidien était semé de grandes peines et de minces réconforts. Il soumettait à Marigny la trame de la vie des autres pour l’aider à refouler la sienne un moment. La mort de Deshays ne put que l’émouvoir. Deshays était jeune, il avait du talent. Une douleur de plus ? Et aussi un problème à régler ! Deshays laissait une épouse, elle était dans le besoin. Cochin attaqua.
— Le premier problème est celui de son logement. Il faudrait lui laisser la jouissance de l’atelier de son époux.
— C’est impossible, Cochin, un atelier libéré par le décès d’un peintre doit être attribué à un autre artiste. Nous n’allons pas recommencer l’affaire des baraques du Louvre où n’importe qui pouvait s’installer n’importe où.
— La veuve de Deshays n’est pas n’importe qui, c’est la fille de François Boucher.
— Il est inutile de me le rappeler mais cela ne change rien à l’affaire des logements.
— Vous estimiez Deshays…
— C’est vrai, Cochin, mais le Directeur des Bâtiments doit respecter certaines règles.
— Au moins faudrait-il assurer à sa veuve de quoi survivre.
— La vente des dernières toiles devrait l’aider un temps.
— Un temps seulement.
— Je sais.
Le silence s’installa. Cochin ressassait ses arguments. Comment pousser Marigny dans ses retranchements ? Cet homme-là était toujours bloqué dans les barrières de la légalité. Il savait pourtant bien comme certains étaient habiles à biaiser ! Mais non, lui, il s’obstinait à une honnêteté qui frisait l’inconscience. Il était pourtant de la plus grande urgence de sortir la petite veuve Deshays de la misère qui la guettait.
— J’ai une requête à vous soumettre, monsieur.
Marigny n’y comprenait plus rien. Cochin abandonnait son plaidoyer et sautait du coq à l’âne.
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