Le rêve de Marigny
pleurer un homme, un talent, que des rivaux se pressaient au guichet.
Le 15 juillet 1765, Carle Van Loo mourut. Comme chaque fois il fallait faire face au drame d’une famille. Où loger madame Van Loo ? Comment la secourir ? Le problème s’aggravait du fait que Van Loo laissait des enfants. Certains marcheraient peut-être dans ses traces mais l’aîné, assez mauvais garçon, avait déjà donné bien du chagrin à ses parents. Il n’était pas facile de démêler l’écheveau de la misère et des chagrins de la famille. Comment aider qui, et jusqu’où ? Cochin bien sûr ferait au mieux, mais le mieux c’était si peu. L’affaire se doublait d’une autre difficulté qui ne concernait que l’administration des Bâtiments. Carle van Loo était Premier Peintre du Roi, il fallait un successeur à sa charge. Nouveau dilemme. Nommera-t-on Pierre qui piaffait d’impatience ? Non, ce serait Boucher. En compensation il rendrait la surinspection des Gobelins, laquelle irait à Pierre. Dans la théorie il y avait de quoi satisfaire chacun. Peut-être.
Marigny reprit aussi peu à peu un rythme de vie moins austère. Son deuil ne l’écartait pas de quelques soupers avec le roi, ne le dissuadait pas davantage de recevoir en sa maison quelques demoiselles. On parla un temps de la demoiselle Durfort cadette, puis les bruits cessèrent. Marigny sans doute s’était lassé. La demoiselle peut-être avait trop parlé, se vantant de la bonne humeur et de l’allant de son amant. Elle avait même ajouté qu’elle n’avait perçu son chagrin que parce qu’il portait dans l’intimité une robe de chambre de deuil. C’était assez pour rompre une relation qui commençait à importuner Abel. Où en était-il ? Il abordait maintenant la quarantaine, il avait grossi, les chagrins l’avaient marqué, le travail aussi. Il lui restait la séduction innée qui avait été aussi celle de Jeanne. Elle se révélait chez lui d’emblée dans son regard chaleureux, charmeur. Au nombre de ses charmes il y avait aussi son sourire, qui n’était pas de toute saison, mais quand il en faisait l’offrande à son interlocuteur son visage en était illuminé. Sa conversation était brillante et ses mots d’esprit redoutables quand il s’y laissait aller. Il lui restait bien des atouts pour séduire et s’il décidait de rompre son célibat sa fortune serait un sérieux avantage. Il n’y songeait pas ! Enfin, si peu…
L’idée du mariage lui vint parfois au long de l’année 1765, elle se fit plus familière l’année suivante. Il n’avait plus guère le goût de courir les belles théâtreuses. Trop fatigant, trop cher. Une Thérèse Vestris l’épuiserait et le ruinerait. Le temps était venu de se ranger et s’il n’avait pas perdu le goût des femmes il en préférerait une qui fût en sa maison. Le mariage ? Pourquoi pas ! Ce serait une solution raisonnable où il ne saurait être question de mettre un excès de sentiments. L’amour ? Y avait-il jamais songé ? Un instant il se laissa aller à la nostalgie, Venise, l’irremplaçable comtesse Gabrielli, l’unique. L’avait-il aimée ? Avec le recul du temps il était heureux d’avoir vécu cette divagation subtile d’un amour, fût-il éphémère, voire imaginaire. C’était dans une autre vie. Le temps n’était plus des beaux élans, des illusions. À quarante ans, englué dans une charge qu’il maudissait volontiers mais dont il ne se serait défait sous aucun prétexte, la seule possibilité d’échapper à la solitude restait le mariage. La perspective n’était pas forcément exaltante, mais sensée. Il était nécessaire de se marier pour fonder une famille. Jeanne se serait réjouie ? Non ! Jeanne ne considérait le mariage que dans le contexte d’une élévation sociale. Avec sa fortune, le prestige de sa charge, et plus encore l’amitié du roi, toute grande famille dont la fortune s’était érodée avec l’effondrement des revenus fonciers et le coût exorbitant d’une présence à la cour serait bien aise de l’accepter. Cela serait encore plus facile si la famille était trop chargée de filles. Une fille mariée, une donnée à l’église, ce qui n’était pas plus gratuit qu’un mariage, et que faire de la troisième ? L’affaire serait encorefacilitée hélas par la disparition de Jeanne. On pouvait maintenant dans le monde oublier plus facilement l’origine de la fortune de Marigny pour ne prendre en compte que sa
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