Le rêve de Marigny
nouveau visage de la ville. Le roi était conquis, Marignyconnut un moment unique d’orgueil et de bonheur. Il sourit à Soufflot tout ébahi lui-même de contempler son église telle qu’en ses rêves. Marigny exultait, il le savait, Soufflot était le seul qui pouvait concevoir un monument aussi grandiose, aussi innovant, aussi superbe. En cet instant précis devant la toile préfiguratrice de Sainte-Geneviève il se souvint de leurs conversations. Oui, il le savait avant d’avoir été ébloui par la toile, Soufflot rêvait son antiquité, il la transfigurait. Marigny épousait ce rêve, il s’y coulait, il s’y lovait, il s’en délectait. C’était admirable, c’était énorme et c’était moderne. Marigny avait cent fois vu les plans, les croquis, les élévations, Soufflot les avait décryptés pour lui, il pouvait rêver au-delà du portail. Les colonnes libres ? C’était la Grèce. Le dôme ? Byzance. Les voûtes ? Le Moyen Âge en avait parsemé le royaume. Qui avait dit de Soufflot qu’il ne voyait pas plus loin que son compas ? Son compas était une baguette magique et l’enchanteur de Lyon était en train de faire sortir le Paris de demain du chapeau rococo qui avait fait son temps.
Soufflot marquait son siècle et Marigny qui d’emblée avait pressenti son génie lui traçait une voie royale pour affirmer la nouvelle forme de l’art. Marigny était au-delà de la joie, il avait envie de crier, il avait envie de chanter, il avait envie de danser. Cet inventeur, ce cascadeur des pierres, ce rêveur éveillé d’architecte, était son ami. Il en était fier. Il l’avait imposé contre toutes les vieilles lunes endormies dans les ornières d’une architecture dépassée. Ce jour voyait le triomphe de son intuition en même temps que la consécration de Soufflot.
Il fallut bien retomber sur terre, reprendre le cours du quotidien, supporter encore et toujours les jérémiades des gens de Versailles, les chicanes des occupants du Louvre, accorder ou plus souvent refuser des pensions faute de crédits. Marigny y revint de bon cœur, les vrais travaux suivaient leur cours, on pouvait encore croire à de beaux lendemains. Le cours du temps se meublait de toutes choses mais le quotidien ramenait souvent le Directeur des Bâtiments au ras des tracas rebattus. Ce fut Soufflot, l’homme des rêves démesurés, qui paradoxalement troubla cette fois l’état de grâce en surgissant sourcils froncés, mine renfrognée.
— Je suis exaspéré par la conduite irresponsable des élèves des peintres !
— Que se passe-t-il ?
— Je vous l’ai déjà signalé ! Ces galopins ont entrepris de transformer un escalier du Louvre en latrines. Comment peut-on souffrir une telle malpropreté ? On me demande de finir « le Grand Louvre » ? Il faudrait commencer par respecter ce qui est déjà bâti.
— Vous avez parfaitement raison, Soufflot, j’en ai parlé à Cochin.
— Cochin est mon ami, mais il est d’une faiblesse avec ses peintres !
— Ce ne sont pas les peintres qui sont en cause mais les revendeurs et revendeuses qui investissent la cour du Louvre deux fois par jour. Ils ont découvert un escalier qui n’est pas protégé par une porte.
— Il faut les chasser !
— Comment ?
Soufflot se garda bien de répondre.
— Vous ne savez pas ? Moi non plus. Mais Cochin a une idée. Il va installer une guérite en bas de cet escalier, et dans la guérite un gardien.
— Il faudra encore trouver de l’argent. Si peu que ce soit…
— Les artistes sont d’accord pour se cotiser, autant pour construire la loge que pour donner quelque argent au gardien. L’avantage sera que les étrangers ne pourront plus entrer dans le Louvre mais aussi qu’il y aura une surveillance pour empêcher les élèves de se livrer à des dégradations.
Soufflot reprit son sang-froid, Marigny soupira. Un problème se réglait. Il était mineur ? Il ne fallait rien laisser s’aggraver. Les embarras devaient se gérer au quotidien mais qui aurait pu supposer que l’ordinaire du Directeur des Bâtiments se déroulait aussi au niveau des immondices déposées dans un escalier.
Le quotidien c’était aussi, la vie, la mort, la succession des peintres, avec chaque fois son lot de peine et en même temps toutes les vicissitudes liées à la libération d’une charge, au remplacement d’un titulaire. Cela aussi était parfois difficile, toujours douloureux. Onn’avait pas le temps de
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