Le rêve de Marigny
Il avait au moins celui d’être son mari et la jeune épouse s’en arrangeait visiblement assez mal. Tout cela était difficile à vivre et Marigny n’avait pas plus le temps d’y réfléchir qu’il n’avait le goût de le faire. La présence de Marmontel aurait l’avantaged’arrondir les angles puisque la marquise avait pour lui toutes les indulgences qu’elle n’avait pas pour son époux.
Les difficultés commencèrent pourtant cette fois pendant le voyage vers Ménars.
— Mon amie, attaqua Marigny avec les meilleures intentions du monde et avec autant de maladresse, je suis ravi de ces quelques jours que nous allons passer à Ménars. J’en attends tout le bonheur possible puisque nous ne serons pas embarrassés cette fois de madame de Seran. Nous lui devons toutes nos brouilleries ! Je tiens pour assuré qu’elle est à l’origine de tous les torts que vous avez eus envers moi.
— Quels torts ? Je n’ai eu aucun tort envers vous et je trouve votre discours osé ! Qui plus est, vous êtes particulièrement injuste envers ma meilleure amie.
— Il y a bien des personnes qui mériteraient mieux votre amitié que cette dame dont on pourrait dire beaucoup.
— Respectez-la, monsieur, elle est mon amie et vous me blessez.
Le séjour s’annonçait mal avant même d’avoir commencé. Marmontel mit toute sa diplomatie à apaiser la querelle. Il calma aussi les suivantes. Marigny se félicitait si bien de l’avoir entraîné dans son escapade conjugale qu’il lui proposa une maison à deux pas du château de Ménars, de sorte qu’étant à demeure il pût calmer à l’avenir tous les orages. Marmontel s’esquiva, poliment mais fermement, il ne songeait pas à s’engager à vie comme conciliateur dans le ménage. D’ailleurs,fatigué de leurs disputes et de s’y trouver mêlé, il s’échappa au plus vite sous le prétexte de répondre à une autre invitation. Pour distraire la marquise il fallut trouver autre chose. Marigny organisa alors des soupers. Peine perdue ! La jeune femme n’avait pas encore l’âge de se réjouir des plaisirs de la table. Le contentement de son époux et de ses invités lui semblait tout à fait vulgaire, ce fut le moment sans doute où elle décida de prendre de la distance avec un époux dont on se rendait bien compte qu’il était né Poisson en le voyant se réjouir de choses aussi triviales qu’un plat, fût-il raffiné, qu’un vin, fût-ce grand cru ou plus simplement le vin de sa vigne de Ménars. Elle oubliait, ou plutôt elle voulait ignorer qu’il avait reçu l’éducation d’un gentilhomme, et qu’en matière de gastronomie il était passé de la table des grands financiers à celle du roi. En matière de goût on avait vu pire. Et si son époux était né Poisson, elle était née Filleul. Vraiment ? On plaisantait ! Elle se sentait de plus en plus Bourbon et affichait en conséquence des mines et des airs affectés. Douterait-on encore ?
Abel regardait parfois son épouse avec un mélange d’étonnement et de consternation. Marmontel la disait jolie… Peut-être, quand elle était apprêtée mais certains matins son regard se posait sans indulgence sur sa mine fripée, sans éclat. Ses cheveux… Étaient-ils ternes ? Ah ! Il ne voulait pas être mesquin, ils manquaient de reflets, c’était tout ! Ses yeux ? Certains les prétendaient beaux. Marigny voyait seulement qu’ils n’avaient pas l’étincelle, celle qui s’allumait dans le regard de Jeannedevant une statue, un tableau, une chaise tournée par Oeben, une porcelaine de Chine, une assiette de Sèvres et son incomparable « rose Pompadour ». Julie, entourée d’œuvre d’art plus étonnantes les unes que les autres, ne semblait même pas les voir. La lumière que Jeanne irradiait, il l’avait un jour reconnue dans le regard énigmatique d’une belle Vénitienne. À la comparaison, Julie n’était qu’une poupée de mode, plaisante seulement à regarder dans un salon. Était-ce assez pour séduire ? Son corps était menu, ses traits sans disgrâce. Madame Filleul avait eu les mêmes atouts. Le roi s’y était peut-être attardé un instant. Un instant seulement. Si la filiation était réelle, qu’avait-il légué à cette enfant de hasard ? Un bel ovale de visage qui rappelait un peu le sien, quand on savait, quand on croyait savoir. Encore que…
Abel, amoureux de la beauté, de l’intelligence, de l’exceptionnel, avait finalement épousé
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