Le rire de la baleine
la diarrhée verbale d’avocats qui s’imaginent toujours dans un prétoire.
J’étais bourré et j’avais sur l’estomac une
ojja
de merguez grasse, piquante et puante. Je voulais rentrer chez moi et enfoncer mes doigts dans la bouche pour dégueuler. Et voilà qu’à vingt-trois heures, Mourad Blibèche, un avocat qui a tout d’un truand, débarque : « Lève-toi et viens, me dit-il, tout excité, j’ai quelque chose pour toi. Moncef Bey brûle. »
Les gens croient toujours que je suis un journaliste de l’espèce « accro à l’actu » et que je vais réagir au quart de tour à la seule évocation d’un événement. En vérité, si je le suis, c’est uniquement pour draguer l’une des deux superbes créatures qui l’accompagnent. J’aime, par ailleurs, le côté gitan de ce séducteur, aux cheveux raides noir corbeau, à l’allure de félin bagarreur, qui se fringue comme un maquereau et qui vit de contrebande et d’arnaques. Dans sa besace, il a toujours des histoires absurdes tellement drôles que j’ai l’impression que mon dentier va me sortir de la bouche. Son sujet favori, c’est sa grand-mère, qu’il hait cordialement. Il raconte comment elle rate régulièrement ses suicides, tantôt en se jetant du haut de la table de sa cuisine, tantôt par une overdose de tabac à priser.
Nous nous embarquons tous les quatre dans sa Ford Mondeo, gagnée au jeu lorsqu’il était étudiant à Paris-VIII, en direction du souk Moncef Bey, le Taj Mahal de tous les trafics.
Mourad nous la joue
Tour infernale
: « Les flammes sont tellement hautes, s’enflamme-t-il volubile, qu’elles touchent le ventre de Dieu. » Les écrans de télé éclatent sous la chaleur, des boulons volent dans tous les sens, le plastique crame et ça pue. C’est une véritable poudrière qui explose. À l’entendre, on dirait qu’il nous mène au carnaval, « les gens arrivent en famille, il ne leur manque plus que du pop-corn et des chaises pliantes. Je te jure que c’est de la folie. Le clou : les pompiers laissent faire… Ces génies de l’Office national d’assainissement n’avaient même pas prévu de bouches d’incendie dans le coin. »
Il n’est pas loin de la vérité. À plus d’un kilomètre des lieux, je vois la ville illuminée, des camions-citernes de pompiers foncent à tombeau ouvert, les gyrophares des voitures de police hurlent pour que tous les conducteurs se garent sur le bas-côté. Le feu rend dingue la foule. Je ne suis pas intéressé. Ce n’est pas un sujet pour moi : trop de vacarme, trop de monde, ça bouge de partout, ça roule vite et dès qu’il y a une séquence intéressante elle est zappée. C’est un clip qui défile à une vitesse vertigineuse. Des hommes s’évanouissent, un attroupement de commerçants tente d’entrer dans les lieux sinistrés, bousculé par la police, il est vite englouti par la foule ; un autre groupe crie sa colère, l’argent durement gagné part en fumée ; un chat noir surgit, les poils roussis par les flammes ; une ambulance déboule à toute vitesse, les pompiers luttent sans moyens. Un cameraman pourrait, peut-être, en tirer quelques instantanés pour la télé. Et puis laquelle des agences de presse étrangères pour lesquelles je travaille m’achètera un incendie à Tunis ? « Trop local », justifieront-elles.
En fait, ce feu ne m’intéresse pas. En plus, j’ai la phobie des foules, ce serpent à mille têtes qui t’insuffle des sentiments inconnus, dévastateurs, cette rivière en crue qui t’impose son diktat, qui t’entraîne de gré ou de force là où elle se jette. Elle se nourrit toujours de spectacles, de tragédies. Elle a besoin de victoires pour acclamer les vainqueurs du jour. Elle demande toujours plus de sacrifices sur son autel. La foule est de ces femmes qui ne sucent que la bite des conquérants.
On l’a vu lors des émeutes du pain en janvier 1984, la foule a mis le pouvoir en vacance sept jours durant. Il a suffi que Bourguiba annule l’augmentation des prix des produits de première nécessité pour que cette même foule l’acclame, alors qu’elle le vilipendait la veille.
J’ai la nausée. J’ai hâte de m’en aller. Mais la brune sur laquelle j’ai jeté mon dévolu est fascinée par le spectacle. Elle refuse de me suivre, alors je reste là, à l’attendre comme un con.
Mon manque d’intérêt n’échappe pas à Mourad : « Qu’est-ce que tu as ? Tu es complètement
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