Le rire de la baleine
développements, la chute, et il m’a même trouvé des témoins qui connaissent tous les méandres de Moncef Bey ; en prime, il me propose le titre, les intertitres et le chapeau. Ses propos rebondissent tel un ballon frappant ma barre transversale, refusant de rentrer dans mes filets.
Je ne vais pas faire cet article. Point à la ligne. Pendant trois jours, le téléphone arabe a fonctionné. J’entends à leurs insinuations avec quel plaisir ils s’engouffrent dans cette brèche pour se venger de mon arrogance. Ce qu’ils appellent « ma témérité ».
Je ne suis plus qu’un couillon comme les autres. Moins que les autres. Je suis arrivé à mes limites, je n’ai plus rien à donner. C’est normal, je les ai habitués à battre mes propres records. Je suis une sorte de Boubka du journalisme : chaque nouvel article casse le précédent et l’efface. Tel un pionnier, je dois aller à la conquête de contrées inconnues, et revenir leur raconter ce que j’ai vu. Je suis leur envoyé spécial devant le danger, chargé d’aller voir ce qui se cache derrière la montagne. Pour que je garde mon rang de
fellag
, de bandit d’honneur, de baroudeur. Même si je suis bon, ils attendent de moi que je sois encore plus bon que bon. Je suis devenu accro aux applaudissements de mon public. Chaque article me procure une semaine de gloire. On en parle, en parle, en parle…
Des photocopies circulent de main en main, les femmes me trouvent subitement séduisant, attachant et même beau. Alors, pendant une semaine, j’en profite pleinement. Je suis le colonel Buendia à qui l’on apporte de belles mulâtresses pour s’accoupler. Les femmes veulent que je leur fasse un enfant. Pourvu que ça dure. Je me retrouve embarqué dans cette spirale ; ivre, j’oublie que dans la fosse aux lions il y a un vrai lion et que je ne suis pas un vrai gladiateur. Je n’ai pour seule arme qu’un stylo-bille, et une feuille de papier en guise de bouclier. Parfois je passe à la caisse. On me casse un bras pour l’amour des belles tournures et d’Orson Welles qui, doté d’un petit nez, ne montait sur les planches qu’avec de faux nez, dont il possédait une collection. En effet, dans un article intitulé « La Tunisie en fureur », au lieu d’écrire que « Ben Ali avance à visage couvert », je n’ai pas résisté et ai écrit : « Il avance affublé d’un faux nez. » Ben Ali y a lu une allusion à son nez. Pour le plaisir de cette phrase que je voulais simplement poétique, j’ai été pourchassé dans ma rue, en plein jour, par des malabars armés de barres de fer, de chaînes à vélo. J’ai eu la trouille de ma vie. J’étais glacé de peur. Je criais : « Maman, au secours,
y a Lalla Khayti ! »
Et pour un titre dont je ne suis même pas l’auteur, « Les étudiants font plier Ben Ali », ils ont arraché le volant de la voiture de ma femme et coupé ma ligne de téléphone.
Depuis la publication, en 1990, d’un dossier sur l’inexistence de la liberté d’expression en Tunisie dans le quotidien gouvernemental de langue arabe,
Essahafa
, je suis interdit d’écriture. Mes articles ne sont plus que des évadés de l’Alcatraz tunisien. Ils sont comme ces criminels qui prennent la route sans autre destination que celle de la fuite. Chacun d’entre eux poursuit cette course haletante pour échapper au barrage final, pour faire durer ce suspense. Une course parsemée de guet-apens, pendant que les gens qui me soutiennent amassés le long de cette route applaudissent au passage de cette fuite infernale, acclament mon courage. Ils me poussent à m’approcher du point final, ils veulent être présents le jour du c
ut
. Je suis pareil au torero d’Hemingway, dans
Le soleil se lève aussi
; les gens vont l’admirer « pour avoir des sensations tragiques, et peut-être pour voir la mort de Belmonte ». Hemingway explique : « En tauromachie, on parle du terrain du taureau et du terrain du torero. Quand le torero reste sur son propre terrain, il est relativement en sûreté. Belmonte, dans ses grands jours, travaillait toujours dans le terrain du taureau. C’est ainsi qu’il donnait la sensation de tragédie imminente. »
En fait, je ne combats pas contre le taureau, je combats contre cette foule qui applaudit lorsque tu es debout et triomphant et qui te siffle lorsque tu tombes. Cette fois-ci, elle veut que je mette ma main dans le feu du marché de Moncef Bey. Eh bien, non ! Je ne
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