Le rire de la baleine
déconnecté… pourquoi,
chbik
? Tu as ici tous les ingrédients d’un bon papier : la catastrophe, le mouvement, des couleurs, du son, le non-dit que tu dois débusquer, la rumeur à vérifier. Il est là ton film, sur la caillasse. Tu n’as qu’à te baisser et le prendre. » Je lui jette mon sale regard chinois. Il insiste : « Tu veux que je la boucle, je t’emmerde ! Ça ne te fait pas bander ? » Il s’éloigne de moi, vociférant des insanités, puis il revient, comme sous l’effet d’une révélation : « Tu as peur que Ben Ali te circoncise une deuxième fois ? Oui, tu as raison, vaut mieux être un chien vivant qu’un lion mort. Viens, on se casse ! »
Le lendemain, mon téléphone n’arrête pas de sonner. Chacun veut me raconter son incendie, le commenter, le disséquer. Certains prétendent qu’ils ont des informations en béton prouvant que cet incendie est criminel, un règlement de comptes entre deux clans des « 7 familles ».
Le feu aurait été provoqué pour transformer le marché en un parking sur plusieurs niveaux. Ma maison est assiégée. On me ramène tous les journaux du jour qui racontent que, pour venir à bout du feu, il a fallu mobiliser tous les pompiers de la nation, que quinze millions de dollars sont partis en fumée et qu’il n’y a aucun blessé, seulement quelques évanouissements d’hystérie. Le contraire m’aurait étonné. Dans l’éden de Ben Ali, les trains arrivent toujours à l’heure, les gens ne s’enrhument même pas, tout est beau, tout est gentil.
Rachid Najjar est un de ces syndicalistes qui croient être venus au monde dans le but de collecter et faire circuler de l’information. Il débarque couvert de sueur, son inséparable mouchoir essuyant son front. Il a toujours dans son couffin des bouts de papier, des dossiers, des photocopies d’articles interdits, les rapports d’Amnesty International, des communiqués de toute espèce. Il connaît tous les ragots, qu’il rapporte avec délectation. Il sait ce que les lobbies de l’opposition trament pour les mois à venir et ce qu’en pense le Département d’État américain. Il sait ce que Ben Ali aurait dit dans les coulisses du Palais, et la teneur de sa dernière conversation téléphonique avec Chirac, comme s’il avait passé la nuit avec lui.
Détenir ce genre d’information en Tunisie est un signe d’appartenance à l’avant-garde militante, à l’establishment de l’opposition, plus on en sait et plus on est reconnu comme membre influent de cette caste. On les appelle les Awacs. Ces gens passent leur vie à courir après les nouvelles, quitte à dépenser une fortune en fax, en téléphone, en photocopies, en transport. Chacun d’entre eux est à lui seul une véritable centrale de téléphone arabe aux réseaux tentaculaires, à la recherche d’exclusivité, de nouvelles rares et diverses. Ils fonctionnent comme les
moukhabarate
, ces agences de renseignements décodant les messages, sachant identifier, au style, l’auteur d’un texte anonyme.
Ils vous expliquent, avec force détails, pourquoi Untel n’est plus évoqué dans le dernier rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme. Lecteurs professionnels de toute la presse internationale, ils dissèquent l’importance d’une dépêche au nombre de lignes, repèrent les allégeances à Ben Ali aux changements de leurs lignes éditoriales, pour demeurer sur le marché tunisien. Ils prédisent les noms des futurs ministres en tenant la comptabilité des allées et venues au palais de Carthage. Ces manutentionnaires de l’information sont redoutables, craints, ils font et défont les réputations.
Ce matin, Rachid Najjar croit me refiler l’info du jour : « Du jamais vu ! Les commerçants sinistrés de Moncef Bey ont marché sur la Dakhilia. Ils se sont battus avec les flics qui en perdaient leurs casquettes. Ils les frappaient avec des posters géants de Ben Ali qui traînent déchirés à même le sol. Sur le trottoir, il y a du sang, les caïds en perdent leurs gourmettes en or. Cette fois-ci, les policiers n’ont pas affaire à des visages pâles, à des militants des droits de l’homme bien élevés, ils ont affaire à Balha, à Jaga, à des Tarzans qui ne craignent ni les lois, ni Allah. » À l’entendre, il ne manque qu’Al Capone et Salvatore Giuliano pour faire un remake du
Sicilien
.
Intarissable, il m’écrit quasiment l’article. Il me donne l’attaque, les
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