Le rire de la baleine
de la perte de son gagne-pain, de la violation de sa vie privée ou de la confiscation de sa liberté de circuler.
La peur envahit les âmes, suscitant la délation et la démission collective, inhibant la créativité.
Le 15 mars à deux heures du matin, nous sommes la NASA des clochards. Nous avons deux ordinateurs que seuls deux d’entre nous savent manipuler, et encore avec deux doigts. Nos soixante-deux pages sont prêtes. Une sorte de Guide bleu dans les dédales de la Tunisie cachée aux touristes, avec ses testicules écrasés par des casiers, ses femmes violées, ses tortionnaires, ses rafles… la Tunisie de l’exil intérieur et de la clandestinité. Une visite guidée dans le second pays, sous la plage les pavés.
Dans quelques minutes, nous avons rendez-vous avec le monde. Avec Human Rights Watch à New York, Amnesty International à Londres, la Fédération internationale des droits de l’homme à Paris, et une conférence de presse nous attend dans les locaux du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié des peuples, également à Paris. Nous avons dépêché, pour les besoins de la cause, le seul d’entre nous qui à l’époque avait encore un passeport, notre honorable chargé des affaires extérieures, Sadri Khiarri, peintre de son état. Sa peinture sur verre se nourrit d’une seule obsession : la mutilation, la castration. Il est vrai qu’il n’a été circoncis qu’à l’âge de huit ans. C’est dans son atelier que nous apportons les dernières touches au rapport et qu’affreux, sales et méchants nous nous apprêtons à lancer notre navette dans l’espace.
Depuis quinze jours, nous nous sommes retranchés, la police rôde autour de nous, nous laissant indifférents, « s’ils veulent nous prendre qu’ils nous prennent ». Nous nous nourrissons de sandwichs aux merguez et à la harissa, de chocolat, d’oranges, de thé rouge de maçons et de whisky dégueulasse. Nous sommes ces Italiens anarchistes exilés au Brésil à la fin du XIX e siècle. Nous sommes ces intellectuels du Caire des années trente, ces combattants de la plume qui firent trembler le socle des régimes arabes par le verbe. Tous unis par l’amour des mots, alimenté par nos lectures, par les films que nous avons tant aimés. Ce pavé est notre navette spatiale de Hay El Khadra, le quartier vert. Pour la circonstance, je dois avouer que l’agent XY, un Espagnol par ailleurs végétarien, a été dépêché par Amnesty International pour les questions techniques. Car si nous savons fabriquer des rapports, nous ne maîtrisons pas encore la navigation sur Internet. Pour lui, c’est un jeu d’enfant ; en moins de dix minutes, il accomplit sa mission : notre rapport vole. Nous, peuple de la sieste et du temps qui s’étale, nous sommes presque déçus de l’absence totale de solennité, il n’a même pas fait de compte à rebours.
Des larmes emplissent nos yeux. Mes camarades me semblent drapés dans ces habits de héros antiques qui sortent mutilés du combat avec le Cyclope, mais victorieux. Omar Mestiri, le secrétaire général du CNLT et agriculteur interdit d’agriculture, ne veut plus quitter les lieux. Il se veut gardien du temple de la Destinée. Moi, enfin débarrassé de cette corvée monumentale, je n’aspire qu’au repos, pour me réveiller dispos et aller jouer au
noufi
, me saouler et rendre visite à mes amies les catins. Revoir de vrais hommes qui se moquent des idées, qui n’en ont rien à foutre des droits de l’homme et du grand orteil de Mohammed écrasé par une massue dans les sous-sols de la Dakhilia. Je veux sortir de ce piège à rats, revoir des hommes et des femmes qui aiment la nuit, le sexe et le fric.
Ce mois de février, je vous l’ai déjà dit, me crève ; un autre comme celui-là et je jette l’éponge. Vous voulez m’esquinter ou quoi ? Lâchez-moi avec votre incendie !
Un matin, je ne sais plus si c’est deux ou quatre jours après que Moncef Bey eut flambé, au lieu d’aller à un rendez-vous, je hèle un taxi. Direction Moncef Bey. Je me retrouve mêlé à ces commerçants en plein désarroi. Ils ont vu leur fortune, gagnée à coups de ruses, de courbettes, de risques, d’emprisonnements, brûler. Dans cet immense hangar sentant encore le roussi se trouvait, au centre, l’étal de Mohammed El Aib, le boiteux, chez lequel les Tunisiennes se procuraient des parfums, des fringues à des prix ridiculement bas. Yves Saint Laurent, Kenzo,
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