Le rire de la baleine
s’est transformé en conversation sur les petites choses de la vie. L’amour de sa femme, sa fille qu’il n’a pas vu naître, sa mère qu’il n’a pas accompagnée à sa dernière demeure, son quotidien de fugitif. Il s’est rasé la moustache, il ne m’a parlé ni de Ben Ali, ni de Staline. Avec son éternel pardessus de militant romantique, cet homme est beau et bon. Vingt-sept années de sa vie avalées, gâchées par les geôles de Bourguiba, puis de Ben Ali, par l’exil forcé et la clandestinité, n’ont altéré ni sa sérénité, ni sa beauté presque féminine, avec ses doigts effilés de prestidigitateur, l’intelligence de ses grands yeux, ses cheveux drus et noirs. Il est aussi beau qu’un Égyptien, Omar Sharif en plus fin. C’est sans doute ce que l’on appelle un homme racé.
La publication de cet entretien dans les pages de
L’Humanité
, le 23 février 2000, a eu l’effet d’une bombe. J’étais devenu le marathonien qui avait battu son propre record. La Tunisie militante m’accroche sur la poitrine la médaille d’or pendant que l’hymne national retentit à mes oreilles. On en parle, on en parle, dans les salons, les bars, les ruelles… Cet article photocopié se vend un dinar au marché noir. À la Bourse de l’underground, c’est le plus coté. Il détrône dans ce hit-parade clandestin les écrits de l’historien Mohammed Talbi, et même le texte, obscène, sans être pornographique, d’un jeune poète incarcéré qui a fait fureur dans les amphis de l’université et dans lequel il pleure la malchance des Tunisiens gouvernés par une coiffeuse, Leïla, la femme du président, et le caporal Ben Ali devenu général.
Je considérais que j’avais mérité le droit de savourer ma gloire de champion toutes catégories, de roi des emmerdeurs, mais la foule en redemandait. Elle voulait que je remonte sur le ring le lendemain même de ma victoire. La foule tyrannique voulait vérifier que je ne m’étais pas dopé, que j’étais vraiment un champion. « Si tu es un homme, me criait-elle, bats-toi contre le feu ! »
Ce mois de février me crève. En plus, j’ai un chantier sur les bras : rédiger le premier rapport du Conseil national pour les libertés en Tunisie. Il aurait dû être prêt le 10 décembre 1999 et il traîne. Nous sommes neuf rédacteurs : Sihem Bensedrine, Omar Mestiri, Moncef Merzouki, Nejib Hosni, Mustapha Ben Jaffar, Salah Hamzaoui, Jameleddine Bida, Mokhtar Arbaoui et moi-même. Impossible de reporter encore une fois nos délais, il en va de notre crédibilité. Nous avons décidé de le lancer sur la Toile avant le 15 mars 2000.
Ce conseil est né le 10 décembre 1998, à l’époque où la Tunisie était encore somnolente, à l’initiative de trente-cinq personnalités indépendantes, presque toutes issues de la bourgeoisie scolarisée. Il est né d’une impasse. C’est une opération de sauvetage d’abord de soi-même. La Tunisie était au bord du ravin. Nous n’avions pas le choix : soit nous succombions au vide périlleux, soit nous avancions sur l’ogre.
C’est un acte de désobéissance civile. Les Tunisiens se sentent castrés, nuisibles, ils errent en sursis, la mort dans l’âme. D’où cette « obligation de liberté ». Il faut réinventer une geste tunisienne, avec pour toute arme l’imagination et surtout des mots neufs, lumineux, plaisants, loin de la redondance de l’orthodoxie militante, en rupture avec son discours stérile. C’est avec des écrits qui swinguent, qui séduisent, que le CNLT a fait banco.
Jamais, dans son histoire contemporaine, la Tunisie n’a connu un tel acharnement contre les libertés,
écrivions-nous en préambule de notre premier rapport
. Jamais en Tunisie nous n’avons connu un tel sentiment d’insécurité face à l’omniprésence policière, au délabrement de la Justice et à l’extension de la corruption.
La négation de la citoyenneté a conduit la Tunisie à une grave crise morale, politique et sociale. Les conquêtes des années soixante-dix et quatre-vingt se sont volatilisées. La presse d’opinion a quasiment disparu, les associations de la société civile et en particulier l’UGTT ont été mises au pas, les partis d’opposition récupérés, la production intellectuelle et artistique brisée.
Nul n’est désormais à l’abri de la torture, d’un emprisonnement arbitraire, d’une punition collective, d’un procès inique, d’une agression physique,
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