Le rire de la baleine
Givenchy, Nina Ricci à dix dinars le flacon ; des jeans, Levi Strauss, Lois, des chemises Lacoste. Il n’en reste que des soupirs. Dans le mur de ce temple de l’informel, un énorme trou, comme si un obus l’avait traversé et, aux abords, seule, une chaise renversée témoigne que des hommes sont passés par là.
Je me suis retrouvé à rôder dans ces lieux, à écouter ces commerçants, comme un assassin qui revient sur les lieux du crime. Comme ces joueurs qui se sont juré de ne plus s’approcher d’une table verte et qui le lendemain entendent le jeu sonner dans leur tête.
Il est écrit que je l’écrirai… Il sonne dans ma tête.
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Fernando Pessõa,
Dialogues sur la tyrannie
, Anatolia Êditions, 1996. ↵
4
Si tu polis le miroir du cœur pour tôt une porte s’ouvre dans la niche du cœur
Une porte qui lorsqu’elle s’ouvre sur l’Ami n’aura plus le ciel pour garde-portière
Des deux mondes trois choses te sont nécessaires
La science, l’agir et la vision
Quand à force d’adoration ta science sera devenue vision des deux mondes ton cœur sera le miroir.
Farid Edine ‘Attar
Le 18 mars 2000. C’est un jour-miroir. Un jour-écran sur lequel se projettent mes nourritures terrestres, mon portrait avec groupe. Ce jour convoque mes ancêtres à témoigner. Il appelle à la rescousse mes jeux d’enfance, la terre où je suis né, mes voyages, mes héros, ma passion pour le roman, la poésie, le théâtre, le cinéma et l’écriture… Le pain de ma mère et l’accolade d’un père.
Mon invisible armure face à la menace.
Les anciens m’ont enseigné que le verbe enceint de songes, de contes, de vécu fait d’heurs et de malheurs, peut fondre le plomb. La divine Schéhérazade n’a-t-elle pas prolongé de mille et une nuits sa vie en meublant les insomnies du Grand Roi Shâhriyâr ?
Ai-je une histoire à raconter pour avoir la vie sauve ?
Je ne suis pas une histoire.
Je suis des histoires que l’on m’a racontées.
Je suis Taoufik Zoghlami
alias
Ben Brik, né le 9 novembre 1960 à Jerissa, de nationalité tunisienne, fils légitime de Brik Ben Tahar, syndicaliste qui combattit les colons français, et de Chouikha Bent Salah, héritière d’une grande tente berbère, petit-fils de Cheikh Tahar, époux de treize femmes comptées, et de Lalla Mahriya, la folle du douar, côté paternel ; et de Sargene Salah, tirailleur à Verdun, mort à l’âge de vingt-quatre ans après avoir défié Dieu – « Enrichis-moi ou emporte-moi » – et de Oum Arem Bent Jarada, la taciturne, côté maternel ; époux de Azza Zarrad et père de deux enfants, un garçon, Ali-la-Pointe, et une fille, Khadija ; domicilié au 20 rue 7134, El Manar 2, code postal 2092 à Tunis ; téléphone, fax : 87 23 58 ; fonction sociale : journaliste sans journal et poète méconnu ; œuvres publiées à ce jour : des nouvelles disséminées dans des publications occasionnelles, un livre,
Une si douce dictature
, et un recueil orphelin de nouvelles poétiques,
Et maintenant, tu vas m’entendre
, interdit et saisi par la police de la parole. Études ratées : de droit à Tunis, de sociologie à Bagdad et de cinéma à Toronto. Lauréat d’une tonne de prix, malheureusement symboliques. Aime la lecture, le cinéma, le vin, les fringues, la bonne bouffe et les fesses des femmes.
Un mètre soixante-seize, cent deux kilos en moyenne, brun.
Vous en conviendrez, ce n’est pas avec une telle course de vie que je peux déjouer les manigances du Prince.
Tel le soldat de Mahmoud Darwich, je rêve de lys blancs avec lesquels :
Il fit front :
Ma voix à l’amour est un fusil,
Des fêtes revenues de vestiges anciens,
Le silence d’une statue antique
D’époque et d’origine indéterminées !
Il me parla de l’instant des adieux,
De sa mère
Pleurant en silence lorsqu’on
L’envoya
Quelque part sur le front… 1
Alors qu’est-ce qui est plus fort que la réalité ? La légende.
Où est ma légende ?
Dans les histoires que ma mère me contait, celles de mes ancêtres immortels. El Kaabachi, chasseur de lions dans la forêt de Bouchebka, sur la montagne de Chaambi, toit de la Tunisie. L’homme devenu imberbe, les moustaches brûlées à force d’allumer la mèche de son baroud. Le bey, pour l’avoir comme fusil, lui offrit des terres fertiles, des pierres précieuses et des femmes splendides. Kaabachi refusa ces présents, leur préférant « une balade à Bouchebka
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