Le rire de la baleine
Habib Bourguiba, sinon plus, et ami de mon père disparaîtra assassiné par la Main rouge en 1952.
Mon père était, je crois, quelqu’un de bien. Il aimait les voyages à travers les hommes. Syndicaliste, nationaliste, élégant, joueur d’échecs et de dominos, amateur de cinéma, de poésie arabe et de belles voitures, à l’indépendance, déçu, il abandonna toutes ses responsabilités politiques et syndicales. Car si la Tunisie est devenue indépendante en 1956, Jerissa est restée colonisée par les Français, demeurés propriétaires de la mine. Lorsque, en 1958, l’aviation française avait bombardé Sakiet Sidi Youssef – village à la frontière algéro-tunisienne –, en représailles contre l’Armée de libération nationale, stationnée à Ghardimaou, fou de rage, il avait cassé une chaise sur la tête du président-directeur général de la mine, M. Racine. Mis en taule, il a été relâché sous la pression des mineurs qui paralysèrent et saccagèrent la ville pendant une semaine.
Tout petit, je le suivais comme un ramasseur de balles, sur la place du marché, au cercle de jeu, au café, au stade, dans les rues du village pendant qu’il avançait, tel le parrain de Corleone, en Sicile, la cruauté en moins. Il saluait tout le monde avec l’humilité de ces notables de village. Disponible, il rendait service à tous, sachant que les relations qu’il tissait était sa gourde des jours de soif dans le désert. Mon père investissait ainsi dans les hommes qui le lui rendaient bien. Notre garde-manger regorgeait de présents précieux : miel, poulets de ferme, œufs frais, gibier… Aujourd’hui encore, Jerissa reste l’unique lieu où je peux me balader désarmé.
J’y suis né dans un livre. Dans notre maison au style colonial, il y avait une bibliothèque par chambre, jusqu’aux toilettes dont l’antichambre était placardée de livres de poésie et de romans. La maison était hantée par Sindbâd, Aladin, Don Quichotte, le père Goriot, Macbeth…
C’est l’héritage légué à mon père par sa famille, de gros propriétaires terriens qui possédaient des milliers d’hectares dans le Haut Tell. Les autres membres du clan, ses frères et demi-frères, avaient préféré hériter des fusils, des tapis, des meubles, des tracteurs, des moissonneuses-batteuses et des carrioles. Mon père, Brik, qui porte ce drôle de prénom au prétexte qu’en berbère cela voudrait dire lion, né en 1923, était en réalité un gringalet et un doux rêveur, pour ne pas dire un paresseux. Mon grand-père, un terrible despote, le considérait comme inapte à l’agriculture et avait décidé qu’il serait négociant ou peut-être notaire, sachant parler et écrire la langue des requins, les colons avec lesquels il était en affaire. Après l’école coranique, à onze ans, il fut envoyé à Tunis, à l’école française. Il en a toujours été ainsi dans ma tribu, les Zoghlami : aux plus forts l’agriculture, aux plus faibles les lettres.
Les livres de langue arabe avaient presque une fonction d’ornement ; jaunes, anciens, fragiles, il fallait les soigner, les protéger à la naphtaline. Ils étaient intouchables avec leurs couvertures en peau et leur papier d’alfa, pareil au Coran. Seul mon père était autorisé à les ouvrir, et de sa voix théâtrale il nous lisait des kilomètres de prose et de poésie arabe dans une langue cosmique que nous comprenions à peine.
Mon père disait que, si d’autres peuples s’étaient distingués par leurs prouesses athlétiques, nos olympiades à nous autres Arabes, c’étaient les joutes poétiques. Le vainqueur voyait son poème accroché aux murs de la Kaaba. Il avait la conviction que la littérature arabe avait posé les socles de la littérature européenne : Othello n’est que la pâle copie du poète maudit Dik El Jen El Hamsi,
La Divine Comédie
de Dante une reprise de
La Lettre de l’absolution
d’Abou Ala El Maari, Machiavel aurait plagié Ibn Al-Mouqafaa pour en faire son Prince, Don Quichotte n’est qu’un Jouha hispanisé. Et si les prophètes des autres religions étaient capables d’extraordinaires miracles – Moïse avait fendu la mer, Jésus ressuscité Lazare –, Mohammed était le messie du verbe divin surpassant la poésie ante-islamique. Les livres de langue française nous étaient plus accessibles. Ils avaient les vertus profanes de nous accompagner en tout lieu, y compris dans notre réclusion. Nos
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