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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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moins.
    J’épuise mon monde à force de raconter la guerre, cette danse endiablée à laquelle j’ai la folie de croire que j’ai participé. Assauts, embuscades, massacres, reculs, batailles rangées, mouvements de troupes sont mon lexique.
    Je me surprends à me comparer à Taras Boulba, à Géronimo, à Sitting Bull, au général Nguyên Giap de Diên Biên Phu. Après avoir vu
Apocalypse Now
, j’ai couru me raser le crâne pour ressembler à Marlon Brando incarnant le colonel fou de la guerre du Vietnam.
    J’ai dû voir au moins cent fois
Kagemusha
, l’ombre du guerrier, où Akira Kurosawa s’est surpassé pour filmer de loin des colonnes de soldats en armure qui défilent dans la plaine, plus bas, le mouvement des troupes. Tu entends des cris et tu ne vois pas qui crie. Tu vois des flèches pleuvoir et tu ne sais quelles sont leurs cibles. Toute la guerre est dans le faciès, le regard du chef, l’économie des gestes. Du grand art.
    J’avais cinq ans quand j’ai vu mon premier film :
Goliath à la conquête de Bagdad
. J’étais entré dans un monde magique, féerique où les couleurs sont de bleu soyeux, de rouge écarlate, de blanc pur. Je suivais le faisceau de poussières du projecteur comme si c’était un essaim d’insectes argentés. Ces chevaux, ces batailles, ces femmes déesses, et ces hommes dieux et ces villes édens. Je ne voulais plus sortir, j’étais retourné dans le ventre de ma mère. Quel bien-être ! Aujourd’hui encore, j’appréhende avec inquiétude la fin d’un film. La fin d’un monde parfait de démesure, d’ascensions et de chutes où l’on peut aimer, haïr, rire, chialer, seul, sans autre plaisir que celui de s’évader dans le fantastique.
    C’est à mon père, surnommé Mahmoud El Meliji, du nom de l’acteur fétiche de Youssef Chahine, que je dois la maladie du septième art. Il était chargé de l’unique cinéma du village, propriété de la mine à ciel ouvert du Jebel Jerissa, qui se trouvait à moins de cent mètres de chez nous. Presque tous les soirs, je l’accompagnais dans cette salle de cinq cents places où il passait récupérer la recette. Il programmait lui-même les films en Eastmancolor. J’aimais monter dans la cabine du machiniste qui avait toujours un casse-croûte à partager… et la placeuse à caresser.
    Mon père était le directeur de l’hôpital de la mine mais surtout le secrétaire général du puissant syndicat de base des mineurs, qui comptait alors plus de trois mille adhérents. Cette mine de fer, raconte la légende, aurait fourni la matière première nécessaire à la construction de la tour Eiffel et des rails du métro de Paris. On dit aussi que les Français l’aurait achetée en 1888, sept ans après la colonisation, aux Jebaris, pour un kilo de halva et une livre de figues sèches. En plein pays berbère, du côté de la Table de Jugurtha, à deux cents kilomètres de Tunis, ils avaient implanté ce drôle de village typiquement français, avec son église, son cimetière, ses tuiles rouges, ses bars, ses cercles de jeu, ses trois terrains de tennis et son boulodrome qui vaudra à mon frère aîné de trois ans, aujourd’hui exilé en Angleterre, Jamel, de devenir champion du monde de pétanque à dix-sept ans, en 1973.
    Prospère à l’époque de mon enfance, cette ville minière attirait, aux côtés de Tunisiens de toutes les régions, une main-d’œuvre de toutes origines, Maltais, Italiens, Français, Espagnols, et de toutes confessions, musulmans, juifs, chrétiens. Les quartiers s’appellent encore Italie, Sicilia, P’tit Paris. Dans ce
melting-pot
se côtoyaient des syndicalistes, des nationalistes, des anarchistes, des communistes et des trotskistes à quinze kilomètres de la frontière algérienne tant redoutée… C’est
Le Désert des Tartares
. Hier, à cause de l’Armée de libération nationale qui a pris les armes contre le colonialisme français en 1954 ; aujourd’hui, à cause des Groupes islamiques armés dont les incursions sèment l’effroi parmi la police des frontières qui a goûté à leurs canifs.
    Ici, avec mes cinq frères et mes trois sœurs, nous sommes les Ouled Brik, les enfants de l’homme qui créa le premier-syndicat des mineurs de Jerissa, en 1947, à l’instigation de Farhat Hached, le fondateur et secrétaire général de la puissante centrale syndicale de l’époque, l’Union générale des travailleurs tunisiens. Cet égal en popularité de

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