Le rire de la baleine
chômeurs, les petits délinquants, pendant que les costumes noirs dirigent les opérations du haut d’une tour imaginaire. Toutes les issues de la rue en étoile sont barrées par des barreaux humains. Trente armoires à glace pénètrent dans la maison et m’envoient en vol plané sur la caillasse. J’ai à peine le temps de voir le très respectable vice-président de la LTDH, M. Chaabouni, qui avec sa cravate tente de se donner une contenance : « C’est ça, la démocratie ? » Il est saisi au collet par un gros vicieux : « Démocratie de mon
zebbi
, casse-toi, va niquer sinon je te nique. »
Derrière les issues bloquées, je vois des femmes avec à leur tête Azza, ma farfelue, qui essaient de forcer les barrages. Tout le bureau de l’association est dans la rue, Bochra Bel Haj Hamida, Khadija Cherif, Azza Ghanmi, Belkis Mechri, Basma Khalfaoui, Halima Jouini. Ces femmes qui ont une si haute opinion d’elles-mêmes, dans leurs tailleurs BCBG, sont traitées de putes et de gros culs. Les avocats ne sont pas épargnés, ils reçoivent aussi leur volée d’insultes. Je peux témoigner que, ce jour-là, la société civile si chère aux organisations internationales a été très mal traitée. Azza, je ne sais pas comment, a réussi à forcer le barrage et, depuis le milieu de la rue, elle harangue les voisins. « Regardez ! dit-elle. Regardez ce que fait notre police parce que mon mari écrit sur la pauvreté et la misère. Il écrit sur les prisons et les prisonniers. » Certes, elle en rajoute un peu, je n’écris pas sur la pauvreté, mais je la trouve très sexy. Moi, je voudrais rentrer sous terre. Au loin, je vois mes frères se battre comme des barbeaux. « Si vous êtes des hommes, venez vous battre, un par un. » Faut pas rêver. J’entends Sihem leur reprocher de ne pas avoir respecté leur parole : « Vous aviez dit deux heures. »
Apparemment, les consignes données, venues de très haut, sont de ne pas causer trop de grabuge. Il s’agit de nous faire évacuer les lieux sans bavures. Cette échauffourée durera une heure. Tout le quartier est au spectacle, dans un lourd silence réprobateur, proche de ces femmes comme il faut, de ces hommes aux apparences de bons pères de famille qui se battent comme des voyous contre l’Uniforme.
Je ne veux pas que cette confrontation dégénère. Nous avons défendu honorablement notre espace. J’appelle donc à la retraite. Nous nous retirons dignement en rangs serrés. Je m’imagine à l’heure du crépuscule, escaladant le flanc de la montagne avec mes cavaliers en file indienne, rentrant dans la forêt, loin de l’ennemi. Accompagné du chant du poète :
Jusqu’à la fin, ils défendirent leurs femmes. Puis vint la défaite, qui les aligna, résignés, liés par une corde.
En lieu de Palais, une prison pour demeure ; en lieu de soldats, des brigands pour geôliers.
Ils chevauchaient les étoiles brillantes. On les en fit descendre pour de noires embarcations, dont seule la couleur évoquait leurs chevaux, l’on brisa les bords de leurs boucliers pour en faire des carcans enserrant leurs cous de cavaliers 4 .
Aux éditions Aloès, toutes les lumières sont restées allumées…
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Tolstoï,
Guerre et Paix
. ↵
Rapport sur l’état des libertés en Tunisie
, CNLT, Tunis, 15 mars 1999. ↵
Libération
, 10 avril 2000. ↵
Ibn al-Labbâna,
Le Poète d’al-Mu’tamid, prince de Séville
, Éditions El Ouns, 1997. ↵
7
Oui, Dieu entend et il sait. Oui, Dieu réduit à rien le stratagème des incroyants. Vous qui cherchiez la victoire, la voilà devant vous, la victoire. Si vous cessez, c’est bien pour vous. Si vous recommencez, nous recommencerons et si grand soit votre nombre, il ne servira à rien, car Dieu est avec les croyants.
Sourate VIII, Le butin, Coran.
C’est au local du Conseil national pour les libertés en Tunisie que mon ramadan trouve refuge, au rez-de-chaussée du 4 rue Abû-Dhabi, une petite ruelle perpendiculaire à l’avenue de la Liberté, grande artère du centre de Tunis. Ce deux pièces, qui, le matin venu, se transforme en bureau, est en réalité l’appartement privé du couple Mestiri. Depuis la création du CNLT, association hors la loi, cet appartement est devenu le siège de ce laboratoire de la résistance. Tout ce que la Tunisie compte de contestataires y passe, pour s’informer, protester, comploter, témoigner. Revers de la médaille, c’est aussi le lieu le plus
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