Le rire de la baleine
vous êtes les hommes de la Tunisie de demain. Le peuple tunisien est fier de vous. » Il joue à la perfection son rôle de prophète niais quand il accueille et raccompagne à la porte avec ferveur les accros de littérature subversive. Il leur remet notre rapport qui, pour lui, a résonné comme un coup de tonnerre dans le désert, comme s’il s’agissait du Livre saint. Abusant de superlatifs qui nous font rougir de honte, il détaille nos difficultés à le réaliser : « C’est une
debaba
, un char d’assaut, qu’il nous a fallu pour le photocopier. » Il est vrai que nous avons dû acheter du matériel qui nous a coûté la peau des fesses, une photocopieuse, des relieuses, une imprimante, pour répondre à la demande vorace. La première semaine, plus de deux mille exemplaires ont été vendus, au prix minimum de 10 dinars, environ 50 francs, et 5 dinars pour les lycéens et les étudiants.
Omar, de par sa position de maître des lieux, son statut de secrétaire général, est celui qui a le plus bénéficié du succès de ce rapport qui l’a propulsé au rang de militant du mois, exacerbant les rivalités entre les
beldi
pantouflards et la gauche castrée. Avec un tel attelage, il n’est pas étonnant que très peu de gens aient cru aux chances de cette expérience, dans un pays où tant de comités mort-nés ont vu le jour. Pourtant, après un an et demi d’existence, notre gourbi de paille est devenu la seule institution à s’être greffée sur la société. Depuis le 11 avril, après avoir été chassé d’Aloès, c’est ici mon nouveau bivouac, mon campement. Je m’installe dans ma grève de la faim. L’ennemi est étourdi. Le guerrier panse ses plaies, nettoie son arme, veille en écoutant de la musique, du chant, de la poésie, danse, lit, écrit, caresse ses enfants, lave son linge, se rase, s’entoure de geishas, enfin façon de parler, en pensant au jour du retour au bercail.
C’est aussi là que se nouent de grandes amitiés, autour d’un verre de tisane. C’est là que se fignolent les prochaines offensives, la stratégie, mais c’est là aussi que s’ouvrent de possibles négociations. On y étale son butin que l’on partage, que l’on expose au regard des autres chefs de guerre dans l’espoir de les rallier. Territoires conquis, soldats faits prisonniers. C’est là où restent les amis et ceux qui lèvent le camp, sans faire de bruit. C’est là où les hommes liges, les stratèges donnent libre cours à leur génie.
Najet, ma sœur, mon émissaire, est depuis le 8 avril en Suisse. Cette femme fennec, aux yeux bridés, frêle, secrète, hautaine, se moque éperdument du jugement des autres. Très jeune, elle était déjà rétive à toute discipline, ce qui lui valut d’être renvoyée de douze lycées. Sixième de la famille, elle a grandi coincée entre quatre frères et une mère misogyne qui l’a élevée comme un homme. Alors que je passais mes journées à lire des bandes dessinées, elle jouait au foot sur les terrains vagues de Jerissa et se battait à coups de poing pour elle et pour moi. Un jour, alors qu’elle se bagarrait avec un jeune de son âge qui prenait le dessus, je crus bien faire en m’interposant. Furieuse, elle m’a donné la plus belle baffe de ma vie : « Frappe avec moi ou tu n’es pas mon frère. » Devant une telle menace, j’ai mordu jusqu’au sang le malheureux qui beuglait comme un veau à l’abattoir. Elle ne m’a pas félicité, la garce : « Je ne t’ai pas demandé de le mordre mais seulement de le frapper. Tu ne sais pas te battre comme un homme ? La prochaine fois, arrache-lui les cheveux comme une fillette, pfff ! »
Le bac en poche, elle a abandonné ses études pour faire la seule chose dont elle avait envie : voyager. Alger, Paris, Bagdad, Sydney, Le Caire, Athènes, Istanbul, Amsterdam, Londres, Damas, Beyrouth… Institutrice à Jerissa, caissière dans un hôtel à Alger, transporteuse de fonds à Istanbul, femme de confiance, conseillère et amie de Ouarda El Jazaïriya, la dernière diva de l’Orient, attachée de presse à Aloès. Mais si tu lui demandes ce qu’elle fait, elle te répondra : « Je lis et je vais au cinéma. » Un Raskolnikov qui pense.
Ses héroïnes préférées sont telles que les décrit Toni Morrison, ces femmes qui préfèrent égorger leurs enfants plutôt que de les voir vivre esclaves, captifs. C’est une grande admiratrice de Hind, cette païenne célèbre dans
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