Le rire de la baleine
lumineuses de vin, de rires et de… magouilles. Jusqu’en 1985, année où Bourguiba a disloqué l’UGTT pour appliquer le Programme d’ajustement structurel, ce syndicat a été le seul contre-pouvoir qui pouvait affronter à armes égales le parti unique, le Parti socialiste destourien, le PSD, devenu avec Ben Ali le Rassemblement constitutionnel démocratique, le RCD.
La mainmise de ce parti sur la société est flagrante ; il n’est pas une administration, un hôpital, une usine, une banque qui ne compte une antenne, soit 2 millions de membres et 7 800 cellules pour 9 millions d’habitants. Dans les bourgs éloignés, l’appartenance à ce parti facilite singulièrement la vie, qu’il s’agisse d’avoir une bourse pour ses enfants lycéens, d’obtenir un permis de construire ou même un passeport. Directement ou indirectement, une cellule du RCD contrôle les associations de jeunes, de femmes ou de quartiers. Elle dirige même l’équipe de football ! Face à ce parti État, l’UGTT reste la seule force capable de faire et défaire les équilibres politiques et de le menacer réellement. Présente jusque dans les plus petits villages du fin fond de la Tunisie, elle dispose d’un formidable potentiel d’organisation avec 1,7 million de salariés, avec ses 7 000 syndicats de base régionaux. C’est là que se trouve l’opposition. L’UGTT a donné à la Tunisie son plus grand martyr, Farhat Hached, son plus grand opposant à Bourguiba, Habib Achour, secrétaire général, ses plus grands commis, comme Ahmed Ben Salah, célèbre pour sa politique des coopératives agricoles. Elle lui a également donné, du temps de l’âge d’or du syndicalisme, son plus grand romancier, Mahmoud Messadi, son plus grand journal,
Chaab
(Le Peuple). On comprend dès lors que domestiquer l’UGTT pour l’avoir comme alliée soit l’objectif de tout pouvoir politique.
En 1989, en fin artificier, Ben Ali a réussi à neutraliser cette bombe à retardement qui pouvait menacer un règne qu’il veut sans partage. Deux ans à peine après son coup d’État médical, il fonçait sur ce mastodonte déjà amenuisé sous Bourguiba, le minait de l’intérieur et lui imposait une direction ripoue, inamovible.
Aujourd’hui, cette gauche syndicaliste ne se relève pas d’avoir perdu cette Andalousie, sa Palestine. Suspicieux, aigris, les militants soupirent, pareils à ces cocus qui tournent le dos à la vie. Ils passent alors leur temps à soupeser les rapports de force. À insuffler le doute autour de toute initiative. Exigeants avec les autres, complaisants avec eux-mêmes. Radins par principe, ils ne sortent jamais un rond de leurs poches, si ce n’est à l’occasion d’un héritage, alors qu’ils ont des salaires de ministres. Mais une vie dont même un chien ne voudrait pas. Quand il s’agit d’obtenir d’eux cinq dinars de cotisation, ils se transforment en huissier ; il faut presque remplir un formulaire, leur payer à boire, se vêtir comme un nabab, leur présenter des femmes, les sortir avant qu’ils ne répondent, à l’agonie : « Demain,
Inch’ Allah. »
Demain est toujours pour eux « le 22, quand ils auront viré mon salaire ». Et quand ils te les lâchent, leurs cinq dinars minables, ils s’arrangent pour les récupérer auprès d’un Si Ammar, un nigaud. Toujours prêts à parler pendant des heures, mais dès qu’il s’agit de donner de leur personne, ils brillent par leur absence, sous prétexte qu’ils ont déjà tant donné.
Le succès du CNLT, lors de la parution de son premier
Rapport sur l’état des libertés en Tunisie
, les a laissés de glace. La joie des
beldi
, leurs rivaux au CNLT, a semblé un démenti insupportable au pessimisme de ces langues de pute : « Nous, on ne s’emporte pas pour si peu. Gardons la tête froide et raisonnons en scientifiques. Ce qui nous semble intéressant, c’est de comprendre ce que cache ce succès pour le moins douteux. Il doit y avoir un hic. Où est le hic ? » Sceptiques, ils y tiennent à leur cafard, ils l’entretiennent, et la réussite les rend encore plus cafardeux.
Jaloux comme des poux, ils regardent l’enthousiasme d’Omar Mestiri, le secrétaire général, avec envie, on dirait qu’ils vont mordre cet homme. Il est vrai qu’Omar Mestiri édulcore le réel. Il prend cet air d’éternel fils de sa mère et s’extasie : « Après ce rapport, ils vont nous livrer les clés du palais de Carthage. Messieurs,
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