Le rire de la baleine
surveillé de Tunis, par au moins trois corps de police rivaux. Le couple Mestiri a transformé son espace privé en camp de
refuzniks
au prix de son intimité.
Omar Mestiri, la cinquantaine boulimique, le caractère à la mesure de son physique de nageur de fond, sport dont il a été champion de tout le Maghreb dans les années soixante-dix, est le gardien de cette auberge espagnole. Ce fils aîné d’une famille d’aristocrates nationalistes – son grand-père était le trésorier du Néo-Destour, le parti nationaliste tunisien du temps du Protectorat français, son oncle Ahmed Mestiri fut le fondateur du principal mouvement d’opposition à Bourguiba – est un professionnel de la résistance. Après des études de chimie sacrifiées au militantisme, cet héritier de terres familiales s’est converti en céréaliculteur.
Dans les années soixante-dix, El Amel Étounsi (Le Travailleur tunisien), l’ancêtre de tous les groupuscules de gauche, l’avait préparé pour rejoindre son bras armé contre Bourguiba, projet qui n’a jamais vu le jour. Rompu à la clandestinité, à la discipline des groupuscules maoïstes, de ce passé il a gardé le goût du secret, de l’engagement et une langue de bois d’adjudant-chef.
De son enfance bourgeoise, il conserve une luxueuse eau de toilette, un coupe-ongles doré et des chaussures impeccablement cirées. Il commence toujours les réunions en disant : « Aujourd’hui, à l’ordre du jour… » Sinon, il passe son temps libre à jouer au billard, au solitaire, sur son ordinateur, dont il se sert avec un seul doigt, avec sa fille Essia. Devenu boulimique à force de pression, il se goinfre de pâtés, de cacahuètes, de pépins de courge salés, de petits-fours, de chocolat. Il ressemble à ce personnage populaire, Ali, de la série télévisée « Ould Oum Traki » – un vieux garçon, H...énaurme, les doigts dans le nez, les poches pleines de cacahuètes, toujours en train de péter. Cet homme a la foi du charbonnier, bien qu’appauvri il continue à mettre son argent, sa maison, son temps, ses relations et son cœur au service de l’opposition squelettique… qui remue encore.
Dès sa création, le CNLT a fédéré une constellation de petits lobbies, comblant le vide créé par l’aplatissement de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la caporalisation de la centrale syndicale, l’UGTT, la neutralisation de tous les relais associatifs. Sur six mille associations, seulement quatre demeurent approximativement indépendantes. Ce ne sont plus des ONG, mais des OVG, organisations vraiment gouvernementales ! Le CNLT est le camp retranché de cette Tunisie dévastée où se retrouvent des hommes politiques chassés de leurs partis, des syndicalistes dissidents, des universitaires à la carrière brisée, des avocats têtes brûlées, des médecins chefs de service sans service et un journaliste sans journal, moi. Ce ramassis de « sans-domicile-fixe » s’est retrouvé dans le CNLT comme ces chiens qui, surpris par une pluie torrentielle, ne choisissent pas la niche qu’ils partagent. Des libéraux y côtoient des gauchistes, des syndicalistes des petits capitaines d’industrie et des islamistes des féministes. Peu de choses en commun, si ce n’est un voeu fantasmagorique : que Ben Ali s’en aille ! Sinon, la gauche syndicaliste reste méfiante face à ces
beldi
de grandes familles qu’elle suspecte d’utiliser cette association illégale ayant pignon sur rue pour asseoir son leadership sur toute l’opposition. Pour cette gauche syndicale, le CNLT est une aventure ambiguë.
La culture des droits de l’homme, et ce qu’elle implique de liens avec les chancelleries occidentales, les organisations internationales, reste à leurs yeux la doctrine de l’Occident repu, hégémonique, toujours tenté par l’ingérence. Ils ont été à l’école du nationalisme de gauche et de l’anti-impérialisme. Mais, surtout, ils ont grandi sous le toit d’une grande maison et combattu sous un véritable étendard, celui de la puissante Union générale des travailleurs tunisiens, l’UGTT. Époque intense où ils ont connu l’épanouissement de l’engagement et l’euphorie d’appartenir à un contre-pouvoir réel. Ils ont fait de la prison, ils ont connu des échecs et des victoires, ils ont tissé des amitiés dans des combats qui mobilisaient des milliers de travailleurs. Les femmes les ont aimés et leurs nuits étaient
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