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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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grands événements ne sont pas pour les journalistes locaux, mais pour les envoyés spéciaux –, je me dis que je vais encore continuer
chouia
, histoire de ressembler à Vittorio Gassman dans
Parfum de femme
. J’avais beaucoup de travail : j’étais énorme, laid, avec des seins de femme et un triple menton, plus rond qu’une bonbonne de gaz. Il ne me restait plus qu’à rentabiliser cette maudite grève et la convertir en régime amaigrissant.
    Émergeant de ma sieste, je vois arriver un homme qui ressemble à un vieil oiseau, perdu, qui semble me chercher. Il se présente : Pierre Haski. Il se dit même chef de service à
Libération
. Il n’a l’air ni d’un chef, ni d’un service… Un pigiste, peut-être ? Je crois qu’il est déçu. Il s’attendait à un gréviste réaliste et il se trouve devant une baleine de cent kilos. Il me pose des questions bourbiers. Il m’interroge faute de mieux. Ni lui ni moi ne sommes passionnés par cet entretien. L’ordinateur se met à débloquer. Je le confie à Jalel et à maître Radhia Nasraoui qui vient d’arriver, ils sont plus au fait des « conséquences de la mort de Bourguiba sur l’avenir de la Tunisie et de la démocratie ». Je lui en veux. Je les ai attendus trois jours et ils m’avaient abandonné. De plus, il a attendu le moment où je me préparais à lever le camp pour me relancer. D’ailleurs, il a tout de suite remarqué que j’étais esseulé : « Est-ce qu’il y a un mouvement de solidarité autour de toi ? » Je mens : « Oui, surtout la nuit, il y a au moins une cinquantaine de personnes à mon chevet… C’est épuisant, ils ne tiennent pas compte de mon état. » Plus tard, il écrira : « Taoufik Ben Brik n’est pas seul dans ce combat inégal, des témoignages de solidarité lui viennent de toutes parts, et les visiteurs se succèdent à son chevet. »
    « Pourquoi as-tu choisi ce moyen extrême ? » demande-t-il. Je réponds : « Il ne me reste que ce moyen pour résister à Ben Ali. Tout ce qu’ils me font, je l’accepte. Mais je ne peux pas tolérer qu’ils prennent aussi ma famille et mes amis en otages. Tout le monde dans ce pays va être amené à payer de son propre corps. On en a marre. On est le dos au mur. S’ils veulent nous prendre, qu’ils nous prennent  3 . »
    À part Pierre, personne… Il faudra attendre le 8 avril. Jour des funérailles de Bourguiba. Tous les grands reporters dépêchés pour immortaliser ce grand événement en sont restés cois : Ben Ali les a eus. Il a mis une camisole de chasteté autour de la cérémonie. Soldats d’élite, garde prétorienne, aigles noirs en cagoule, barrages, empêchent les Tunisiens de toutes les régions de se rendre à Monastir. La télévision nationale, la Sept, au lieu de diffuser des images de cet enterrement, passe en boucle des documentaires animaliers, des poissons, des gazelles, et, pour raccourcir l’événement, le cortège emprunte la route de nos morts honteux, les suicidés, les naturalisés… Ces obsèques sans images seront mon général Hiver, ma neige qui viendra à bout de Napoléon. Cette nuée de reporters, d’envoyés spéciaux, de cameramen, restée sur sa faim, se rabat sur le gréviste. Sentant le vent tourner, Sihem flaire que, le 9, Aloès sera sous les projecteurs. Avec Jalel, elle concocte une conférence sur la liberté d’expression animée par Mohammed Talbi et Robert Ménard qui, depuis Paris, a donné son accord pour être présent. Jalel mobilise les étudiants, les syndicalistes, les militants d’extrême gauche. De son côté, Sihem ramène ses éminences grises : Georges Adda, un des doyens des militants tunisiens, Mahmoud Ben Romdhane, président d’Amnesty International, bref, tout ce que Tunis compte de présidents, de secrétaires généraux, de porte-parole d’associations militantes.
    Les cent vingt chaises louées ne sont déjà plus suffisantes à onze heures du matin, plus de cent cinquante personnes se bousculent dans la maison. Bientôt, elle sera archicomble. Debout, une foule compacte occupe tous les espaces. France 2,
Le Monde
, la BBC, Radio Monte-Carlo, RFI, l’AFP, Reuter sont également présents. Pendant que les débats se déroulent dans la grande salle, je suis interviewé à la chaîne. Les langues s’échauffent, tous veulent maintenant défendre « le dernier des Mohicans » et me couvent d’une folie d’amour. Mes arnaques, mes insultes sont oubliées. Je deviens

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