Le rire de la baleine
se croit au cinéma. » Personne, ni son mari persécuté, ni les prisonniers torturés, ni toutes les victimes de l’infamie, en vingt-cinq ans de carrière, n’a eu droit aux larmes de Radhia Nasraoui.
Cette audience a duré plus de cinq heures, pendant que, dehors, attendaient tous les représentants des ambassades étrangères, ma foule habituelle de balafrés, de prostituées bien-aimées qui m’informent que, dans les bars, elles travaillent à ma réputation. La presse aussi est de la partie… jusqu’à l’hebdomadaire français
Elle
. Nous retournons à mon palais de la rue Abdelwahab, toujours à pied. Sur le chemin mes bandits s’amusent à me raconter leurs repas gargantuesques. Après sept jours, je ne ressens curieusement plus la faim. Tout se passe, dit-on, dans la tête. Le corps du gréviste entre dans un nouvel état, son estomac rétrécit, son esprit devient plus vif, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les prophètes, les poètes délirent en jeûnant. Tous les personnages de la grande littérature, Don Quichotte, Zorba le Grec, sont des jeûneurs qui parlent. On ne parle plus depuis ses poumons mais de son estomac. Tout ce qu’ils ne pouvaient pas dire lorsque leur ventre était alourdi, ils le profèrent avec légèreté et félicité.
Tous les sens s’aiguisent. Mon nouveau bien-être m’étonne moi-même. Je peux enfin donner libre cours à mon despotisme naturel sans que les autres ne se rebellent. Je suis un pacha dans mon palais. Une heure à peine après que nous fumes retournés à Aloès, le commissaire du quartier se présente, accompagné d’un officier de la police politique et d’un agent muni d’une machine à écrire ; il demande la propriétaire des lieux. Il a ce regard que l’on doit enseigner dans les écoles de police, le regard d’un homme qui aurait avalé un kilo de harissa. Je rejoins Sihem, genre : « Je suis là. T’inquiète pas, je m’occupe de tout. »
En vérité, je suis mal à l’aise chaque fois qu’il y a plus d’un policier à un kilomètre à la ronde. Je n’ai qu’une envie : aller m’allonger sur mon matelas et m’éloigner de ce type qui me regarde avec une insistance de mauvais aloi. Comme si je lui devais beaucoup d’argent et qu’il était déterminé à le récupérer alors que je ne me souviens même pas de lui en avoir emprunté. Il doit confondre, le bougre.
Le moustachu n’a pas envie de rire. Il tire de sa poche la décision du gouverneur de Tunis qu’il nous lit d’une voix pas nette, une voix féminine avec un cheveu sur la langue : « Considérant qu’il a été établi que la maison d’édition Aloès a utilisé son local, sis au 47 rue Abdelwahab à Tunis, pour organiser une série de réunions groupant des Tunisiens et des étrangers et dont la dernière s’est tenue le 9 avril 2000. Considérant que ces réunions ont généré des troubles à l’ordre public, il a été décidé ce qui suit : article unique : Le siège de la maison d’édition, sis au 47 rue Abdelwahab à Tunis, sera fermé provisoirement durant trois mois à compter du 10 avril 2000. » Puis, avec la gueule d’un gars qui vient de te voler ton portefeuille et qui te nargue : « Et vous avez deux heures pour vider les lieux. » Je tente mollement de négocier : « Deux heures, c’est tout ? » Il me soulève du sol avec ses yeux : « De quoi tu te mêles ? »
Nous montons à l’étage où mon état-major se réunit en catastrophe. Mes généraux, Jalel et Sihem, décident que nous ne partirons pas et que nous allons nous barricader, que nous profiterons de ces deux heures de répit pour ameuter tout le monde. S’ils veulent nous déloger qu’ils utilisent la force. À peine Jalel et sa femme, Ahlem Belhaj, Sihem, Belkis Mohsni, une trotskiste, et Kamel Dridi ont-ils quitté Aloès que des fourgons, des motos, des BMW envahissent la rue. C’est le Chili. Des pneus crissent, des mains donnent des ordres, des talkies-walkies crachotent, des insultes fusent sous les fenêtres, des passants sont brutalisés, des yeux rageurs scrutent tout ce qui bouge, des portes claquent, des barrages sont montés…
Nos amis qui arrivaient, comme le docteur Mustapha Ben Jaffar, sont renvoyés à coups de rangers et de mots orduriers. Mes honorables soutiens sont giflés comme des gamins, leurs cigares et leurs chapeaux mous ne les ont pas impressionnés. Les Services Spéciaux sont aidés par la milice du quartier, les
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