Le rire de la baleine
l’homme qui risque sa vie pour de grands idéaux, des principes, pour la Liberté.
Je n’en espérais pas tant. Plus de deux cents personnes se déclarent solidaires. Des syndicalistes, des féministes, des communistes, des islamistes, des baassistes, des écrivains, des poètes, des avocats, des saoulards ont bravé le cordon des policiers qui, dehors, mettent à jour leurs fichiers. Le lendemain, 10 avril, je mets fin à mon ramadan, le jour même de mon procès. Comme je l’ai annoncé devant le doyen des juges, je l’arrêterai devant lui. Ce jour-là, je devrai répondre du délit de liberté d’écriture, raison pour laquelle je suis de nouveau convoqué au Palais de justice.
C’est la première fois que je mets le nez dehors depuis une semaine. Je suis accompagné de ma sœur Saïda, qui me joue toujours de drôles de tours. Cette fois, elle s’est habillée d’un jean très serré, d’une incroyable paire de chaussures blanches de musicien de fêtes paysannes, mais le plus impardonnable c’est cette veste multicolore des années hippies. Ma sœur s’est déguisée en tzigane. Bien que vexée par mes remarques désobligeantes, elle m’ignore royalement, portant fièrement sa veste drapeau : « Tu n’es qu’un toqué ! » Boycottant les voitures, je décide d’aller à pied au Palais de justice avec mon cortège matinal. Nous avançons, sous les regards admiratifs des habitants du quartier qui me montrent du doigt : « C’est lui. » Je marche triomphal, il ne me manque qu’un cheval et les deux cornes d’Alexandre le Grand. J’ai la moue triste et mélancolique des meneurs d’hommes qui ont franchi la ligne Bar Lev.
Dès dix heures du matin, Nourredine Ben Ayed, le doyen des juges d’instruction me fait subir un interrogatoire marathon, ponctué de va-et-vient aux toilettes où je vide ma vessie pleine de tisane, d’eau sucrée et de ma graisse qui fond.
D’emblée, il m’interroge :
« Reconnaissez-vous avoir écrit cet article ?
— Qui êtes-vous, monsieur, pour juger la parole ? » Je l’interroge à mon tour dans un arabe classique digne des compagnons du Prophète.
J’ai décidé de refuser l’acte d’accusation. Grrr…
Il se recroqueville sur sa chaise et je me lance :
« Si vraiment vous voulez faire justice, si vraiment vous êtes juge d’instruction, s’il y a crime, allez sur les lieux du crime, retournez à mon article au lieu de m’incriminer sans aucune preuve. Faites une enquête ! Vérifiez la véracité des faits, comportez-vous comme les ombudsmans des lecteurs qui dans les grands journaux veillent au respect de la déontologie de mon métier. Et mon métier est de rendre visible l’invisible. Est-ce là mon crime ? »
D’inculpé, je me transforme en témoin « du naufrage du métier de journaliste. Tout est tabou dans notre pays : la police, la corruption, la torture, l’état des libertés, les émeutes, les grèves, les manifestations et même les obsèques cachées de Bourguiba ». Et, en finale, je lui assène : « Vous n’êtes pas habilité à juger mes articles, seuls mes lecteurs et mes pairs sont autorisés à le faire. Mais, voyez-vous, monsieur le juge, je commence à me prendre d’affection pour vous. Notre séparation est impossible. Votre nom est lié au mien. Comme moi, vous ne pouvez plus sortir de Tunisie. Vous êtes fiché dans tous les postes frontière du monde. Il vous reste peut-être la Libye ou le Tchad. »
Sur les cinquante avocats qui se sont constitués pour ma défense, vingt prendront la parole, dont Radhia Nasraoui, la lionne du prétoire, l’avocate des têtes brûlées et des enfoirés. Elle commence lentement, avec un, deux, trois instruments… puis c’est l’explosion de tout l’orchestre. Le
Boléro
de Ravel. Une course de haies, foulées de sprinteuse noire… Elle énumère tout ce que j’ai subi ces dix dernières années, puis cette petite femme, célèbre pour ses éclats de rire dans tous les tribunaux du pays, toise le juge d’instruction : « Comment peut-on faire ça à un homme ? » Et elle éclate en sanglots. Est-ce que je mérite les larmes de Radhia, que les Tunisiens appellent la première dame du pays ?
En sortant, je me dirige vers elle, je lui serre la main comme un
hombre
mexicain serrerait la main de Zapata : « Nous sommes quittes ! » Je rengaine mon pistolet et je m’éloigne sous le regard médusé de Radhia qui semble dire : « Cet enfoiré
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