Le rire de la baleine
tout le monde arabo-musulman pour avoir bouffé le foie de Hamza, le chef des armées du prophète Mohammed, vengeant ainsi la mort de son père et de son frère. Ma sœur Najet qui, même pour demander l’heure, pointe son revolver. Ma sœur qui n’attend rien de personne. Partisane du « marche ou crève ». Indémontable, elle vous dira des choses odieuses sans l’ombre d’un remords. Peut-être parce que sans attaches. Toujours sur le départ, une valise sur le pas de la porte, ne prenant jamais le temps de réchauffer sa place.
Elle a été initiée à se battre dans un monde d’hommes par une maîtresse redoutable, Chouikha, qui toute jeune en avait fait son lieutenant, son homme de main, ses yeux, sa calculatrice, son accompagnatrice ; ce duo montait des plans diaboliques pour satisfaire ses désirs, capables de s’entendre même pour étrangler mon père dans son lit. C’est Najet qui vendait pour ma mère au marché ses poules ou le blé que lui donnait ses terres. Aimant le luxe et la propreté, elle s’est toujours débrouillée pour les obtenir, quitte à le faire avec l’argent des autres. Je soupçonne ma sœur gangster d’avoir, à dix-sept ans, dévalisé l’économat du lycée du Kef, vol dont on n’a jamais retrouvé l’auteur. Sinon, comment expliquer que, les jours suivants, elle débarquait à la maison subitement propriétaire d’un énorme pick-up, de tous les disques de Ouarda, pleine aux as, m’offrant sans compter gâteaux et places de cinéma ?
Pour financer son premier voyage, elle n’a pas hésité à vendre nos énormes couvertures de laine, si précieuses lorsqu’il neige à Jerissa. Chasseuse de prime à l’occasion. Un jour, ma mère ayant découvert que ses bijoux de famille avaient disparu, c’est Najet qui a été chargée de filer Nejib, notre frère cleptomane, soupçonné de ce hold-up. Elle avait onze ans. Seule, elle a pris le car pour Tunis, s’est postée au marché des joailliers, souk El Berka, et à l’aide d’un canif elle a confondu mon frère au moment où il s’apprêtait à écouler la marchandise. Triomphante, elle est revenue avec le coffret, sans obtenir d’autre récompense qu’une vague promesse : « Quand je mourrai, tu en hériteras. » La mort de ma mère tardant à venir, Najet s’est depuis servie…
Fuyant la foule, évitant tout contact physique, n’embrassant qu’à contrecœur, portant son paquet de cigarettes Cartier soigneusement enveloppé dans un sachet en plastique, elle guette les mauvaises odeurs. Allergique à la saleté, à l’odeur du foin, du tabac brun, elle n’a jamais été séduite par le monde des militants tunisiens : « Pour être des leurs, il faut sentir le bouc et je n’y suis pas prête. » Je crains fort que ma sœur ne soit une indécrottable misanthrope.
En 1982, elle a été expulsée d’Irak – pays où elle m’avait entraîné pour continuer nos études après que j’eus été renvoyé, comme elle, de tous les lycées de Tunis –, les
moukhabarate
la soupçonnant de relations trop proches avec les
fidayin
palestiniens. À son retour, les Services Spéciaux tunisiens l’avaient à leur tour longuement interrogée à propos de prétendues relations avec Septembre noir et de ses va-et-vient dans la nébuleuse de l’Orient. Najet est bien fille de la montagne, muette comme une tombe. C’est un samouraï, toujours seul avec pour unique compagnon un moineau mais qui, dans l’action, devient terrible.
C’est cet être farouche qui, curieusement, sera mon meilleur messager dans le monde des riches. Cette femme a soulevé en ma faveur le peuple helvétique – députés, gens ordinaires, journalistes, conseillers fédéraux – avec des phrases revolvers : « Aidez mon frère. Vite. »
Depuis Tunis, Jalel, lui, va s’atteler à tourner la manivelle de ses solidarités dans le monde arabe. Il table sur trois fronts. L’Égypte qu’il connaît bien pour y avoir étudié le droit à l’université américaine d’Alexandrie, et où il a des relations avec d’anciens trotskistes devenus critiques de cinéma, écrivains surréalistes, militants de l’ombre d’organisations féministes. Le Maroc, où il a des liens avec le groupe d’Ila El Amam, Abraham Serfaty qu’il a rencontré à Amsterdam, en 1994, lorsqu’il animait des conférences sur la résistance à travers le monde. Et enfin, l’Algérie, pays dans lequel il a vécu quatre ans et tissé de solides
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