Le rire de la baleine
l’on croise régulièrement dans la ville, pleines à craquer. On sait qu’ils seront parqués dans la caserne de police de Bouchoucha où le tri sera fait. Les plus chanceux, les fils à papa, pourront rentrer chez eux ; les autres seront appelés au service militaire… Le spectacle de ces mômes qui ont réveillé la ville morne est envoûtant. J’ai tiré sur le mors pour ne pas succomber à la tentation. Désolé, je suis sur un autre champ de bataille…
Pour entretenir le feu, j’invente chaque jour une nouveauté. Désormais, des groupes de militants vont m’accompagner dans mon jeûne. Ils ne veulent pas me laisser chavirer seul. J’ai l’étrange impression que tous ces personnages sortent de mes articles pour me tenir la main jusqu’à ce que je rentre dans ma nuit. Un jour, ce sont mes femmes-portraits, Radhia Nasraoui, Sihem Bensedrine, Imane Darwich, Fatma Ksila ; le lendemain, ce sont mes prisonniers politiques, Fahem Boukadouss, Abdelmoumen Belaness qui, depuis leurs geôles du 9-Avril, entrent avec moi en grève ; même mes exilés, comme Rached Ghanouchi, leader islamiste, y participe à Londres, puis c’est au tour de mon fugitif Hamma Hammami qui, de sa planque, m’offre ces vers de Nazim Hikmet :
Si je ne brûle pas
Si tu ne brûles pas
Si nous ne brûlons pas
Qui éclairera la route ?
Et de nouveau ce sont les mots qui seront ma ménagerie, mon imagerie, mes Tomahawks qui ont illuminé le ciel de Bagdad. « La citoyenneté ou la mort », ce slogan pompier fait le tour du monde. France Inter en fait une bande-annonce. À Daniel Mermet qui m’interroge :
« Jusqu’où vas-tu aller ?
— Il n’y a pas de jusqu’où, Daniel. Je vais à la mort. »
Je t’annonce ma mort prochaine.
Pour les Italiens, j’évoque Giuliano Salvatore, ce Sicilien, bandit d’honneur qui tenait tête à la mafia et à Rome, Cinecittà, Fellini, Dino Buzzati. Pour les Allemands, je suis, en toute simplicité,
Le Tambour
de Gunter Grass et ma grève,
La Balade de Bruno S.
, de Werner Herzog. Pour les Algériens, je deviens Ali-la-Pointe, ce truand de la Casbah qui a défié les paras français. Pour les Portugais, je suis l’amoureux de Pessõa ; pour les Espagnols, le Sancho Pança qui vit de la folie de Don Quichotte ; pour les Scandinaves, ne craignant plus rien, je suis un Viking ; pour les Américains, je suis Lenny Bruce, humoriste de music-hall, dont la satire de l’Amérique bien-pensante des années soixante finira en tragédie. Pour égayer la presse mondiale, je fais le coup de Fellini dans
Amarcord
. Un homme perché sur un arbre qui n’arrête pas de crier : « Je veux une femme. » Je fais de même, mais en plus précis : « Je veux Fanny Ardant. » Et enfin pour les branchés sur El Jazeera, la CNN des Arabes, je sors mon arsenal de la poésie des brigands, pour toucher ce qu’il nous reste de fibre guerrière :
Guerrier ne prête pas le flanc, sois aux aguets.
Les balles sont réelles. Charge et replie-toi
La poudre est à ton chevet
Face à la mort, prends rendez-vous 2 .
Puis je sors mon arme fatale : mes kilos perdus. En échange de chaque kilo, je demande un milligramme de liberté. Même si c’est impudique et que cela heurte la sensibilité de mon comité médical, j’étale sur la place publique mes bilans de santé. Il faut bien qu’elle serve à quelque chose cette grève ! Mes kilos perdus sont mes bataillons décimés, mon territoire envahi. À l’aide ! Que font les tuniques bleues ? Ce sont mes communiqués de guerre, que toute la presse reprend. « État de santé inquiétant », « Sa situation se dégrade de jour en jour », « Sauvons Ben Brik ». Le 21 avril, l’AFP écrit : « Sa situation nécessite maintenant une surveillance rapprochée, une hospitalisation va être inévitable pour une surveillance continue de ses fonctions hépatiques, rénales et cardiaques, car Taoufik montre des signes évidents d’épuisement de ses réserves. » Le 22 : « Taoufik Ben Brik, trente-neuf ans, a eu une perte de poids de dix-huit kilos, ce qui traduit une dénutrition sévère et menaçante, une forte asthénie, des troubles de la concentration et du sommeil sont également mentionnés par le comité médical. » Le 23 avril : « Un bilan signé par les cinq médecins qui suivent le journaliste faisait état dimanche “de l’apparition de lésions viscérales pouvant mettre sa vie sérieusement en danger”, et
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