Le rire de la baleine
subitement coupées. Les fax de la LTDH, des femmes démocrates, des jeunes avocats, de quiconque m’approchait, tombaient mystérieusement en panne. Pour continuer à communiquer, nous avions planqué le fax qui nous reliait à la toile que nous avions tissée dans un lieu tenu secret et connu d’une seule personne. Chaque fois qu’un portable, notre avion furtif, était repéré par les écoutes ennemies et tombait, un autre était mis à ma disposition. Pendant cette étrange bataille des ondes, j’ai dû utiliser plus de trente téléphones portables différents. Nous jouions au chat et à la souris, jeu auquel tous participaient avec une toute fraîche désinvolture. Franchie, la ligne de la peur s’est révélée illusion. Nous sommes déchaînés.
Les frères ennemis se côtoient, oubliant ces rancœurs qui depuis des années les paralysent. Les membres de la LTDH parlent à ceux du CNLT, un syndicaliste avec un membre du Raid et les
beldi
papotent avec des gueux en espadrilles qui sentent. C’est le rez-de-chaussée de Babylone où même les mouchards vont et viennent dans l’indifférence générale. Nous n’avons rien à cacher. Il n’est plus un jour sans que l’AFP, dont nous connaissons la puissance, n’écrive au moins une dépêche sur ce campement hétéroclite. Les rares correspondants de la presse étrangère encore tolérés au pays de Ben Ali se pointent tous les jours, comme dans ces hôtels que les reporters adoptent quand ils couvrent une guerre. Le local du CNLT est désormais un lieu de rencontres, d’informations, de rumeurs, de commérages, de drague… Même l’argent, d’habitude si rare, ne manque plus. Les visiteurs nous achètent généreusement nos photocopies des coupures de presse, de dépêches, de communiqués. D’autres glissent une enveloppe contenant parfois plus de 1000 dinars. Comme le faisaient les gens restés en bas pour les maquisards qui avaient pris les armes. Une contribution pour que vive la rébellion. Il faut dire que cette grève de la faim coûte cher. Mon bouclier médiatique, mes envoyés spéciaux, les photocopies, les télécopies, le téléphone, les déplacements de mon état-major, toute cette armée à entretenir, sans parler du café et des petits-fours, ont bien dû engloutir plus de 20 000 dinars tunisiens, soit environ 100 000 francs.
Dehors, la rue aussi fait sa grève et je n’y suis pas. Du 17 au 22 avril, Tunis se prend pour Beyrouth. Les lycéens, sous le prétexte oiseux d’une circulaire sur l’organisation des examens, ont envahi la rue. Après des troubles dans quelques lycées, le ministre l’a retirée, mais le mouvement s’est poursuivi. Venus de tous les lycées de la capitale, El ‘Alaouia, Bab El Khadra, Sadiki, l’Ariana, le Bardo, ces jeunes se sont attaqués violemment à ceux qui représentent l’autorité. Comme une rivière en crue, ils ont traversé la ville en scandant : « Ni Slim (Chiboub, le gendre du président), ni Zine, ni Zebbi, nous n’avons peur que de Dieu », ou encore « Bourguiba,
ya meskine
, tu es mort sans palais en Argentine ». Un professeur me rapporte que certains lycéens ajoutaient, pour narguer la police : « On veut que Taoufik Ben Brik écrive sur nous. »
J’étais ce veilleur qui depuis des années attend l’éclipse et qui dort au moment où elle apparaît. Une telle manifestation, ça ne court pas les rues, j’ai failli reprendre mon colt de journaliste et laisser tomber ma faim. Mais c’était l’heure sacrée de ma sieste que même mon père sortant de sa tombe ne saurait abréger. J’étais gêné par ces visiteurs, journalistes amateurs, qui tout à cette fête sauvage voulaient me la raconter : « Ils étaient comme des Zoulous. On a vu des pierres passer. On se doutait que les lycéens les avaient lancées et que les policiers risquaient de les recevoir. »
Le quotidien de cette jeunesse est meublé d’attente et de rêves contrariés, elle est témoin de l’humiliation quotidienne de ses pères qui marchent en rasant les murs. Sur les trottoirs, les adultes approuvent ces mômes qui bravent l’uniforme.
Les jeunes sont devenus la cible privilégiée des policiers. Contrôles d’identité, filtrage au faciès, insultes, passages à tabac… Devant une pizzeria, une discothèque, un karaoké, un stade, il y a toujours un fourgon de police prêt à les embarquer – de ces fourgonnettes qu’ils appellent
baga
, ces fourrières pour chiens que
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