Le roi d'août
se fût levé dans l'instant pour aller imposer les mains à ce Plantagenêt ayant peut-être donné l'ordre de l'empoisonner. Voilà qui eût été vraiment suivre l'enseignement de Jésus Christ, rendre le bien pour le mal, aimer ses ennemis.
Par la lance de saint Jacques, non ! se révolta-t-il aussitôt. Il aimait ses amis, il n'aimait pas ses ennemis, et il s'en repentait à peine. Il était ainsi fait. Tant pis si cela lui valait les tourments éternels.
Cette perspective l'horrifia au point qu'il se dressa à demi sur sa couche, hurlant bel et bien, cette fois. Ses lèvres soudées s'écorchèrent en se décollant d'un coup ; du sang y perla.
— Du lait ! ordonna-t-il aux silhouettes indistinctes qu'il voyait s'agiter autour de lui. Je suis empoisonné ! Qu'on m'apporte du lait !
Trop faible, il retomba en arrière, le souffle court, continuant de réclamer le contrepoison dont il ne pouvait soudain plus détourner ses pensées. Il lui fallait du lait. Le lait, seul, pourrait vaincre son mal. Pourquoi ne lui en apportait-on pas ?
On finit par lui en trouver. Aubri Clément lui-même approcha un gobelet des lèvres du malade, qui but à longs traits, avant de cracher et de repousser violemment le maréchal. Philippe, peu amateur de lait depuis qu'il était adulte, n'avait connu enfant que celui des vaches, rare et réservé à l'élite, Ne comprenant pas qu'on lui présentait à présent du lait de chèvre, il lui trouva un goût détestable, une odeur abjecte, si bien qu'il renvoya très vite tout ce qu'il avait bu. Sans savoir à qui il s'adressait, il accusa un maréchal abasourdi, peiné, de vouloir l'empoisonner encore. Malgré sa faiblesse, on dut s'y mettre à trois pour le faire tenir tranquille. Lorsqu'il s'apaisa enfin, ce fut pour rejoindre un monde où il n'était guère plus à l'aise que dans celui qu'il quittait. Bientôt, ses soubresauts recommencèrent, mais il n'en avait plus conscience. Le squelette et la faux reprenaient leurs droits.
Cela dura trois jours et trois nuits. Dans ses périodes d'éveil, il naviguait entre une lucidité douloureuse et un délire de la persécution qui lui rendaient suspects ses plus fidèles compagnons. On avait alors peine à lui faire avaler ne fût-ce que de l'eau, si bien qu'il se déshydratait – malgré les rares moments où, en possession de ses moyens, il se contraignait à boire et à manger un peu, à retenir les nausées qui lui tordaient l'estomac, afin de ne pas succomber à l'inanition. De l'avis des médecins, il était frappé plus durement que Richard, à qui le mal n'avait jamais fait perdre la tête à ce point.
Le quatrième jour, la fièvre tomba un peu, ce qui fit espérer une amélioration sensible. Ce n'était hélas que l'annonce du deuxième stade de la maladie, lequel possédait ses propres symptômes, pas plus cléments que les premiers.
Ce furent d'abord des démangeaisons infernales sur tout le corps qui accablèrent le malade, au point qu'il s'infligea en se grattant des écorchures qu'il fallait périodiquement nettoyer pour les empêcher de suppurer. Peut-être attisée par ce prurit violent, l'agitation nerveuse augmenta, même si elle ne s'accompagnait plus de délire. À tout instant, au moindre bruit, Philippe sursautait, roulait des yeux angoissés, comme s'il craignait qu'on vînt l'assassiner dans son lit. Les cauchemars n'avaient pas déserté son sommeil : il se les rappelait rarement, mais il se réveillait en sursaut avec la sensation d'étouffer qui le saisissait aussi à l'état de veille, quand ses craintes devenaient trop obsédantes.
Le royaume ! Le royaume de France avait besoin de lui. S'il mourait, tout ce qu'il avait bâti s'effondrerait, tout ce qu'il pouvait encore bâtir demeurerait à l'état de rêve. Rien ne changerait.
Il redoutait autant pour ses héritiers ce qui se passerait dans ce monde que pour lui-même ce qui se passerait dans l'autre.
La conviction d'être empoisonné lui revenait de temps à autre, en particulier quand ses crispations nerveuses et ses tremblements, plus violents qu'à l'ordinaire, s'accompagnaient de palpitations. Dans ces moments-là, il refusait le plus souvent de s'alimenter et, lorsqu'il s'y forçait, était incapable de rien conserver, quoique ses nausées eussent par ailleurs cessé. Saladin, informé de la maladie des deux rois et fidèle à sa réputation de courtoisie, leur fit un jour porter des poires de Damas et autres douceurs, avec
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