Le roi d'août
n'avait jamais vu trembler sur le champ de bataille, avait-il pu se muer en couard d'un instant à l'autre ? C'était que sur le champ de bataille, confiant en son adresse, sûr d'éviter les coups fatals et plongé dans le feu de l'action, il n'avait pas une seule fois songé à la mort, même lorsqu'il l'avait vue terrasser ses voisins. Au creux de son lit, aussi faible qu'un enfant au berceau, se croyant la cible d'ennemis sans foi ni loi, il ne songeait qu'à cela.
Philippe avait toujours su qu'il mourrait un jour, mais avant la léonardie, c'était une connaissance un peu abstraite, qu'il ne ressentait pas comme une vérité première. Désormais, loin d'avoir foi en son éternité, il abritait dans tout son être, dans sa chair, ses os, ses humeurs, la certitude d'être mortel. Il lui semblait savoir ce qu'on éprouvait quand on mourait ; de temps à autre, il lui semblait même l'éprouver, et il ouvrait alors la bouche à se déboîter la mâchoire pour réaspirer en lui la vie qui s'enfuyait, si bien que ses garde-malades le croyaient en train d'étouffer.
— Vous verrez qu'ils me tueront, si je reste, déclara-t-il encore, sur un ton si désespéré qu'il paraissait supplier ses compagnons de le comprendre, de l'absoudre.
Cela, ils ne le pouvaient pas. En revanche, ils pouvaient et devaient lui obéir. La mort dans l'âme, presque en larmes, ils allèrent donc sur son ordre annoncer la nouvelle au roi d'Angleterre, lequel, voyant fort bien leur détresse, ne les ménagea pas.
— S'il part sans avoir accompli son vœu, le déshonneur sera pour lui, et la honte pour le royaume de France, affirma-t-il, hautain. Ce ne sera pas sur mon conseil qu'il agira de la sorte.
— Mais sire, tenta de protester un évêque de Beauvais peu convaincu, le roi Philippe est de nouveau malade. Rester plus longtemps parmi nous le condamnerait.
— S'il doit choisir entre mourir ou s'en retourner dans son pays, qu'il décide ! conclut Richard. Il en est toujours qui préfèrent une vie sans honneur à une mort glorieuse. Pour ma part, mon choix est fait : je resterai jusqu'au bout.
Nul ne devait juger prudent de lui rappeler ces paroles quelques mois plus tard, lorsqu'il partirait à son tour sans que Jérusalem fût reprise.
En vérité, le Plantagenêt était bien en peine de cacher sa jubilation : ce départ inopiné le débarrassait du seul homme capable de lui disputer le titre de chef suprême des Croisés ; il se faisait fort de détourner à son profit le prestige que perdait ainsi Philippe. Tout en feignant la désapprobation la plus totale, il se garda donc de s'opposer au projet, exigeant juste de son rival qu'il jurât sur les Évangiles de ne pas s'en prendre à ses terres et de les protéger comme les siennes propres en cas d'invasion tant que lui-même ne serait pas revenu de Terre Sainte.
Le Capétien jura tout ce qu'on voulut : il connaissait assez de théologiens et de rhétoriciens pour se faire délier de ce serment si besoin était, et son désir de rentrer en France n'eût pas souffert le moindre obstacle : l'important était de partir dans les plus brefs délais afin de survivre ; ensuite, on verrait à reprendre les rênes de la situation.
Le jour de la saint Germain, il s'embarqua pour Tyr. Il n'emmenait avec lui qu'une escorte modeste, laissant la plus grande partie de son armée sous le commandement d'Hugues de Bourgogne. Ainsi espérait-il prouver qu'il s'en allait par nécessité personnelle, non par manque de fidélité envers la cause du Christ.
Malgré cela, parmi les gens qui assistèrent à son départ sur le port d'Acre, il rencontra bien peu de sympathie. Ses amis baissaient la tête, confus. Ses ennemis l'accablaient de leur morgue, quand ils ne le raillaient pas ouvertement. Mettant le comble à son affliction, Richard se présenta en compagnie de son épouse Bérangère, comme pour souligner une bien cruelle absence.
Philippe, depuis le pont du navire qui s'éloignait, guetta Jeanne jusqu'au dernier moment, espérant sans y croire qu'elle sortirait enfin de sa retraite, ne fût-ce que pour le saluer d'un geste de la main. Depuis qu'elle avait été établie en ville par le roi d'Angleterre, il ne l'avait pas rencontrée une seule fois, alors qu'il eût tant désiré lui parler, se faire comprendre d'elle au moins.
Elle ne se montra pas. Il n'emporta au-delà de la mer que le souvenir de son visage et l'espoir qu'elle fût restée en ses appartements parce qu'elle
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