Le roi d'août
interrogea-t-elle à nouveau, plaintive.
Philippe lui devait une réponse – au moins cela. Que lui dire, cependant ? Si elle avait parlé français, il eût sans doute pu lui expliquer, mais encore une fois, il ne disposait pas du vocabulaire latin nécessaire.
— Parce que tu es un démon, fut tout ce qu'il parvint à répondre.
Manifestement, elle ne comprit pas et cette affirmation cruelle la blessa, mais en dépit de son évidente ingénuité, elle lui répugnait toujours autant. Puisqu'il ne pouvait envisager de la réconforter et qu'il était incapable de lui parler, il choisit la solution de facilité : ramassant sa chemise, il l'enfila et se dirigea vers la porte.
— Seigneur ! le rappela son épouse.
— Demain, lâcha-t-il sèchement, avant de quitter la chambre sans se retourner.
Ingeborg demeura seule, nue et endolorie sur les dalles inégales, à pleurer toutes les larmes de son corps. Au bout d'un moment, elle trouva la force de s'agenouiller et de prier, d'implorer Dieu de soulager son tourment, à tout le moins de lui apprendre pourquoi elle était rejetée. Lorsqu'elle sentit les derniers lambeaux de son courage l'abandonner, elle se traîna jusqu'au lit où elle avait failli être heureuse, et là, couchée en chien de fusil, le drap enroulé autour d'elle comme pour lui servir d'armure, elle pleura encore longuement jusqu'à s'endormir.
Philippe réintégra la chambre nuptiale peu avant que n'arrivent les serviteurs chargés d'habiller les époux. Puisqu'il évitait avec soin de la regarder, Ingeborg, déjà éveillée par les premières lueurs, continua de feindre le sommeil.
Il attendit debout au milieu de la pièce, n'osant tout à fait tourner le dos au lit mais s'arrangeant pour ne l'apercevoir que du coin de l'œil. Lui n'avait pas dormi de la nuit, passée en une chambre voisine à tourner et retourner le problème dans sa tête, tour à tour se reprochant et se félicitant de n'avoir pas tué sa femme quand il en avait eu l'occasion. À présent, il en serait incapable. Comment justifierait-il cet acte désespéré, de toute façon ? Il l'avait bien lu dans le regard d'Isambour, tandis qu'il l'étranglait : elle le croyait fou. Et que dire d'un homme qui assassinait une épouse charmante au sortir de leur nuit de noces ? Que c'était un fou et un criminel, bien sûr. Telle serait l'opinion de tous, notamment celle du roi Knut. Il y aurait au moins d'énormes compensations à verser, peut-être la guerre avec le Danemark… Mieux valait ne pas y songer.
Quant à la dénoncer pour ce qu'elle était, comment l'eût-il pu ? Pour avoir exploré le moindre centimètre carré de son corps, il savait qu'elle ne présentait aucune différence physique avec une humaine : afin que sa nature se révélât, il fallait exalter sa sensualité, et nul autre que le roi ne pouvait rendre cet hommage à la reine, fût-ce un juge ecclésiastique.
Ne pouvait-il alors l'accuser sans preuve, sur la simple foi de sa parole ? Pas sans s'accuser lui-même, il le craignait. S'il disait avoir vu les yeux d'Isambour devenir d'un bleu uniforme pendant l'amour, on insinuerait qu'il avait rêvé, on blâmerait officiellement la clarté insuffisante des chandelles. Pour convaincre, il lui faudrait raconter son aventure avec Lysamour, confesser sa propre nature, et de cela, il n'était pas question.
Si jamais dilemme avait été insoluble, c'était bien celui-là.
Les serviteurs et les suivantes de la reine arrivèrent peu après que les cloches de la cathédrale se furent mises à sonner, bientôt rejointes en un joyeux carillon par celles des autres églises et des monastères de la ville.
Ce fut chacun d'un côté du lit, sans échanger un mot ou un regard, que les deux époux se laissèrent revêtir de la chemise rituelle des couronnements, fendue pour permettre à l'officiant d'appliquer l'onction. Ils furent ensuite parés d'un bliaud, lâche et rouge rehaussé d'or pour Philippe, ajusté au dessus de la taille et argenté pour Ingeborg, les deux serrés par une large ceinture incrustée de pierreries et de métaux précieux. Un simple cercle d'argent vint ceindre le crâne chauve du roi, un autre maintenir le voile qui couvrait les tresses de la reine.
Ils quittèrent côte à côte mais toujours sans se regarder la chambre, hors de laquelle les attendait leur hôte, l'évêque Thibaut d'Heilly, qui les précéda jusqu'à la porte principale de sa résidence. Dès qu'ils parurent
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