Le roi d'août
agité de crispations terribles lui donnait l'air d'un fou ou d'un mystique déchaîné.
Le premier choc passé, cependant, il retrouvait une partie de ses facultés, assez pour s'apercevoir qu'à l'évidence, ce n'était pas Lysamour qui se tenait devant lui. Lysamour était plus petite, plus frêle, plus âgée déjà à l'époque de leur rencontre, et si elle avait détenu le pouvoir de changer de forme autrement que pour se fondre en l'eau, elle en eût fait usage afin de l'impressionner. À tout le moins, elle eût mentionné cette capacité en lui contant son histoire. En outre, n'avait-elle pas avoué qu'elle n'eût pu vivre parmi les humains, qu'elle étouffait loin de sa rivière ?
Ce n'était pas Lysamour, non, mais c'était un être de sa race, une créature du Diable, une vermine qui avait cru pouvoir se glisser au côté du roi de France pour injecter encore une fois un peu de sa semence à la lignée capétienne.
— Combien t'a-t-elle payée ? interrogea-t-il en latin.
— Je ne comprends pas, répondit Ingeborg dans la même langue. Je ne comprends rien à ce qui arrive, seigneur. Je vois juste que tu es en proie à une grande détresse et j'aimerais tant la soulager, mais je sens bien que c'est moi qui en suis cause !
— Comment pourrait-il en être autrement ?
La jeune reine, comme pour prouver ses dires, vainquit ses craintes au prix d'un grand effort de volonté et descendit du lit. Une fois debout, elle se rappela qu'elle était nue et fléchit souplement les genoux pour ramasser la chemise de Philippe, qu'elle drapa devant elle. La maintenant au-dessus de ses seins, elle s'avança lentement vers son époux, une main tendue. À sa grande surprise, il recula d'un pas mal assuré jusqu'à heurter le mur de pierre. Son œil unique, exorbité, la fixait comme si elle avait été un démon surgi de l'Enfer.
— Dis-moi ce qui te tourmente, seigneur, insista Ingeborg en continuant d'avancer. Je ne suis qu'une pauvre femme mais peut-être saurai-je te réconforter.
Philippe, plaqué contre la paroi, était de la tête aux pieds la proie d'intenses frissons. Non pas de peur – il eût pu briser sa compagne à mains nues, il le savait –, mais de révulsion. À la simple idée qu'elle le touchât encore, il sentait son estomac se contracter, ses muscles se tétaniser, une douleur perçante envahir le bas de ses reins.
Elle avançait toujours, pourtant. Bientôt, sa main tendue se poserait sur lui. Sur sa joue, peut-être, ou bien sur sa poitrine. Il ne le supporterait pas.
Il tourna la tête en tous sens à la recherche d'une arme. La tuer : c'était la seule solution. Il fallait qu'il la tue comme il eût dû tuer l'autre quatorze ans plus tôt, presque jour pour jour. Mais ils se trouvaient dans une chambre nuptiale, pas dans un arsenal ou des appartements de guerrier : il n'y avait là strictement rien qui pût servir à donner la mort.
Les doigts d'Isambour effleurèrent la poitrine de Philippe qui se détendit tel un serpent lové pour frapper. Puisqu'il ne pouvait éviter le contact, alors que ce soit de la manière qu'il choisirait, lui, et pour en finir : ses mains se refermèrent autour du cou de la reine, brutales, comprimèrent les carotides.
La jeune Danoise écarquilla des yeux emplis de larmes qui avaient retrouvé un aspect tout à fait normal. Elle s'attendait à être repoussée, injuriée, mais pas à cela. Son destin était donc de mourir ainsi, exécutée pour une faute qu'elle n'avait pas conscience d'avoir commise…
Elle l'accepta. Ses mains un instant levées vers celles qui l'étranglaient retombèrent le long de ses flancs, sans plus chercher à masquer sa nudité.
— Pourquoi ? murmura-t-elle dans un souffle, tandis qu'elle se sentait devenir molle, que ses jambes se dérobaient sous elle, accentuant la strangulation.
Et Philippe, soudain, prit conscience de l'évidence : elle ne savait pas ! Ce n'était pas Lysamour qui l'envoyait, car elle ignorait ce qu'elle était, elle se croyait humaine. Créature du Diable mais innocente de tout crime.
Il la lâcha, incapable de tuer de sang-froid un être qui ne lui avait rien fait.
Privée de force, au bord de l'évanouissement, Isambour s'effondra à ses pieds. Elle demeura prostrée un long moment, massant sa gorge endolorie, respirant à grand peine. Comme elle se redressait enfin sur les coudes et relevait la tête vers lui, le roi recula instinctivement de quelques pas.
— Pourquoi ?
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