Le roi d'août
presque, répondit-il. Ne t'attends pas à ce que je prenne tes décisions à ta place ou à ce que je t'assigne une tâche. Mon seul devoir est de t'informer de ce que tu es et des capacités que tu possèdes. Je ne t'apprendrai pas à t'en servir : j'en serais aussi incapable que de t'apprendre à digérer. Il te faudra en découvrir l'emploi au fond de toi, dans le sang qui coule en tes veines. Ensuite, tu auras le choix : quitter cet endroit et retourner vivre parmi les tiens, ceux du Danemark ou les autres, les vrais, ou bien rester et continuer avec de nouvelles armes ton combat pour régner. (Comme la jeune femme ouvrait la bouche, il lui imposa silence d'un geste.) Il t'est inutile de prendre une décision immédiatement : réfléchis bien et choisis. Choisis librement : c'est de ta vie qu'il est question, pas de celle de quelqu'un d'autre, et quel que soit ton choix, aucun membre du peuple ne t'en estimera plus ou moins.
Elle hocha doucement la tête.
— Je demanderai à Dieu de m'inspirer, dit-elle.
— Dieu ? Je ne sais s'il t'écoutera, ma fille. Dieu est comme les trolls : une invention humaine.
Isambour se redressa toute droite dans le lit, rattrapant de justesse les couvertures qui menaçaient de glisser sous ses seins.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? s'exclama-t-elle, indignée.
— Eh oui, bien sûr, reprit son compagnon, presque pour lui-même. Tu as été élevée dans la religion, il est normal que tu croies. Ce sera peut-être cela le plus difficile, pour toi : perdre la foi.
— La perdre ? Mais vous ne croyez donc pas, vous ?
— Aucun d'entre nous ne pratique la moindre religion, hormis ceux qui vivent parmi les humains, et encore la plupart de ceux-là le font-ils sans conviction, pour ne pas choquer leurs voisins. La nature n'a pas eu besoin de divinité pour nous donner vie. Nous la révérons, elle et elle seule, puisque nous communions avec elle et que nous partageons sa magie, mais nous ne révérons pas en elle un être omniscient et omnipotent, prêt à nous foudroyer si nous brisons ses commandements. Elle n'a pas de commandements, c'est ce qui fait son charme. Nous l'aimons, et cependant, je t'assure qu'il ne viendrait à l'idée de personne de lui élever un temple. Elle est son propre temple.
La stupéfaction d'Isambour était indicible. Qu'on pût ne pas être chrétien l'étonnait, mais elle savait que certains peuples adoraient de fausses divinités. Qu'on pût ne pas avoir de religion du tout, en revanche, elle ne l'avait jamais imaginé. Et c'était, semblait-il, le cas de tous ses frères de race.
Pourtant, Dieu existait. Elle sentait sa présence. On lui avait répété chaque jour pendant vingt ans qu'il regardait sans cesse par-dessus son épaule : comment n'eût-elle pas senti sa présence ? D'instinct, d'ailleurs, elle le pria de l'éclairer.
— Tu as tout le temps de réfléchir à ces problèmes, assura le roi. Et pour ne pas troubler tes réflexions, je vais à présent te laisser. Peut-être reviendrai-je te voir un jour. Peut-être pas. Mon temps est précieux.
— Mais j'ai encore tellement de questions à vous poser ! protesta-t-elle comme il se levait.
— Aucune dont tu ne puisses trouver toi-même la réponse. Adieu, Isambour. Quoi qu'il arrive et quoi que tu décides, je te souhaite d'être heureuse.
Plein de tact, il attendit d'être sorti de la poche lumineuse créée par la chandelle pour dénouer la chemise qui lui servait de jupe, puis il marcha jusqu'au mur.
Et il continua à marcher.
La jeune femme ne le vit pas réellement s'enfoncer dans la paroi : elle vit une tache sombre avalée par une obscurité plus noire encore.
— Sire ? appela-t-elle à mi-voix.
N'y tenant plus, elle repoussa ses couvertures, sauta à bas du lit et se précipita vers l'endroit où avait disparu le roi. Elle ne rencontra rien d'autre qu'un mur de pierre qu'elle explora vivement des mains sans lui trouver quoi que ce fût de changé.
Une impulsion soudaine la poussa à se plaquer contre les moellons, comme si elle avait voulu s'y enfoncer, elle aussi. Un sourire se dessina sur ses lèvres : voilà plus de dix ans qu'elle ne s'était autorisé pareille sensation ; elle se sentait revivre, croyait retrouver son insouciance enfantine.
Était-ce mal ? Dieu lui en voudrait-il ?
Dieu existait-il ?
Isambour se retourna, toujours collée à la paroi, afin de faire naître dans son dos les mêmes sensations que
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