Le roi d'août
ailes… Tous, cependant, possédaient pour l'essentiel une apparence humaine ; et aucun ne se croyait supérieur aux autres, car ils avaient la conviction de ne former qu'une seule race.
Un jour, un humain avait vu un fils des pierres se fondre dans une muraille et il en avait rapporté l'histoire d'une créature faite de roche. Un jour, une fille des mers avait eu le malheur de se trouver en train de chanter, assise sur un rocher, au moment où un navire s'éventrait sur des récifs… à moins qu'elle n'eût bel et bien détourné sciemment l'attention des marins : tous les membres du peuple n'étaient pas bons par définition, pas plus que tous les hommes. Parce que certains fils des forêts s'amusaient à séduire les humaines, parce que d'autres, encore moins scrupuleux, allaient jusqu'à les violer, les Chrétiens colportaient des récits de monstres mi-homme mi-bouc dont les cornes et les pieds fourchus n'existaient que dans leur imagerie religieuse. Parce que ceux des prés, souvent très petits, hésitaient rarement à piller jardins ou greniers, l'on croyait aux farfadets et aux lutins.
— Et vous, sire ? demanda Isambour. Êtes-vous des pierres, aussi ?
— Je suis des pierres, de l'air, de l'eau, je suis de tout ce qui fait la nature. Je suis le roi. Ma reine, elle, est des forêts.
— Oh… fit-elle, déçue. Chez vous aussi, il faut que ce soit un homme qui détienne le pouvoir…
— Pas nécessairement, la rassura son compagnon. Il nous naît un enfant royal, quelque part dans le monde, lorsque c'est nécessaire, en général quand le souverain présent n'a plus qu'un ou deux siècles à vivre, mais il peut s'agir d'un garçon ou d'une fille. Avant moi, nous avions une reine – et un de ses trois princes consorts était des pierres, comme toi. Le prochain n'est pas encore né, je crois ; il me reste du temps.
— Alors, ce ne sera pas votre fils qui montera sur le trône après vous ? s'étonna Isambour.
— J'ai trois fils, et tous les trois sont des forêts, de même que mes deux filles. Nous aimons nos enfants mais les questions de lignage nous sont étrangères. On est roi ou reine parce qu'aucun autre n'a la capacité de l'être. Je n'ai jamais désiré le pouvoir qui est mien, si bien qu'en user ne me procure aucune joie. Cela fait encore partie des choses qu'ont oubliées les humains : ils se battent pour ceindre des couronnes qu'ils croient leurs parce qu'ils sont fils ou fille de quelqu'un, et dès qu'ils ont réussi, ils prouvent leur incapacité à régner autrement qu'en guerriers, en oppresseurs. Ton mari et ton frère ne font pas exception à la règle, j'en ai peur. Philippe a des dispositions pour être un grand roi, mais il est pris dans une tourmente aussi vieille que l'humanité.
— Et chez vous… chez nous, cela ne se passe pas ainsi ?
— Je n'ai aucun mérite, vois-tu : je suis né pour n'avoir d'autre désir que le bien de mon peuple, à l'exclusion de toute ambition personnelle. C'est pour cela qu'on s'agenouille devant moi : parce qu'on sait bien que je suis au service de tous, que tous peuvent me demander mon aide et que je leur rendrai justice. Voilà ce qu'est un roi. Ceux des humains ne sont que des chefs. Chez nous, il n'y a pas de chefs, pas de comtes, de ducs, de barons ; il y a le roi et il y a les autres.
Le roi n'avait pas de nom, lui non plus, parce qu'il était seul de son espèce et qu'il incarnait tout le peuple.
— On m'appelle sire, dit-il. Même ma femme m'appelle sire. (Il sourit.) Mais dans sa bouche, ça n'a pas la même sonorité, pour une raison qui m'échappe.
Le peuple, cependant, vieillissait. Ses membres, à la trop grande longévité, ne songeaient à se survivre en leurs enfants que tard dans la vie, si bien que la plupart n'en engendraient que fort peu. Pas assez pour compenser les décès. Leur civilisation établie d'individus sociables mais non sociaux se maintenait sans effort. L'humanité, elle, devait encore s'imposer, elle bouillonnait d'énergie, s'étendait de plus en plus. Le roi n'aimait pas l'admettre, mais il craignait qu'elle ne fût destinée à hériter la Terre : elle avait l'agressivité et surtout la discipline qui faisaient défaut aux siens – lesquels n'auraient jamais pris les armes en masse pour défendre ou attaquer quoi que ce fût.
Voilà pourquoi nombreux étaient ceux qui pensaient que si le peuple voulait survivre, il ne le pouvait qu'en se mêlant aux humains.
De tout
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