Le Roi de l'hiver
que si, mais la camaraderie me manquerait. »
Se penchant vers moi, il baissa la voix pour chuchoter avec des airs de
conspirateur. « Je compte sur toi pour n’en rien dire à Mgr
Sansum ? » Je ris à la seule idée de jamais me confier au sourcilleux
Sansum qui vrombissait comme une abeille ouvrière dans la Dumnonie malmenée par
la guerre. Il passait son temps à condamner ses ennemis, et il n’avait point
d’amis. « Le Jeune Maître Sansum, dit Bedwin, la bouche pleine de bœuf et
la barbe dégoulinante de jus de viande, veut prendre ma place et je pense qu’il
y arrivera.
— Ah
bon ? fis-je interloqué.
— Parce
qu’il en meurt d’envie et qu’il ne ménage pas ses efforts. Grand Dieu, quel
acharnement chez cet homme ! Sais-tu ce que j’ai découvert pas plus tard
que l’autre jour ? Il ne sait pas lire ! Pas un mot ! De nos
jours, on ne saurait être un haut dignitaire de l’Église si l’on ne sait pas
lire, et que fait Sansum ? Il a un esclave qui lui fait la lecture, et il
apprend tout par cœur. » Bedwin me donna un coup de coude pour s’assurer
que je mesurais bien l’extraordinaire mémoire de Sansum. « Tout ça par
cœur ! Les psaumes, les prières, la liturgie, les écrits des Pères, tout
par cœur ! Dame ! » Il hocha la tête. « Tu n’es pas
chrétien, n’est-ce pas ?
— Non.
— Tu
devrais y songer. Sans doute n’avons-nous pas grand-chose à t’offrir en guise
de plaisirs terrestres, mais notre vie après la mort en vaut certainement la
peine. Non que j’aie jamais pu en persuader Uther, mais j’ai quelque espoir
avec Arthur. »
Je jetai un
coup d’œil sur l’assemblée. « Pas d’Arthur », observai-je, déçu que
mon seigneur ne fût point du culte.
« Il a
été initié, dit Bedwin.
— Mais il
ne croit pas aux Dieux », ajoutai-je, répétant les allégations d’Owain.
Bedwin hocha
la tête. « Arthur croit. Comment un homme peut-il ne pas croire en Dieu ou
aux Dieux ? Tu penses qu’Arthur croit que nous nous sommes faits
nous-mêmes ? Ou que le monde est apparu simplement par hasard ?
Arthur n’est pas sot, Derfel Cadarn. Arthur croit, mais il garde ses
convictions pour lui. Ainsi les chrétiens le prennent-ils pour l’un des leurs,
ou croient qu’ils pourraient le devenir, tandis que les païens pensent de même,
et les uns et les autres le servent d’autant plus volontiers. Et souviens-toi,
Derfel, Arthur est aimé de Merlin, et Merlin, crois-moi, n’aime pas les
mécréants.
— Merlin
me manque.
— Il nous
manque à tous, dit Bedwin d’un ton calme, mais son absence nous est un sujet de
consolation, car il ne serait pas ailleurs si la Bretagne était menacée de
destruction. Merlin viendra quand on aura besoin de lui.
— Crois-tu
que nous n’ayons pas besoin de lui ? » demandai-je avec aigreur.
Bedwin
s’essuya la barbe avec la manche de son manteau puis but du vin.
« Certains disent, reprit-il en baissant la voix, que nous serions mieux
lotis sans Arthur. Que sans Arthur il y aurait la paix, mais sans lui qui
protège Mordred ? Moi ? » L’idée même le fit sourire.
« Gereint ? C’est un brave homme, il en est peu de meilleurs, mais il
n’est pas bien malin et il est incapable de prendre une décision ; qui
plus est, il ne veut pas non plus gouverner la Dumnonie. C’est Arthur ou
personne, Derfel. Ou plutôt, c’est Arthur ou Gorfyddyd. Et cette guerre n’est
pas perdue. Nos ennemis craignent Arthur. Aussi longtemps qu’il vivra, la
Dumnonie sera en sécurité. Non, je ne pense pas que Merlin nous soit encore
nécessaire. »
Ligessac, le
traître, était aussi de ces chrétiens qui ne voyaient point de conflit entre sa
foi déclarée et les rituels secrets de Mithra. Le félon vint me parler à la fin
du banquet. Je le reçus avec froideur, alors même qu’il était comme moi dévoué
à Mithra, mais il feignit de ne pas voir mon hostilité et, me prenant par le
coude, m’entraîna dans un coin obscur de la grotte. « Arthur va perdre. Tu
le sais, n’est-ce pas ?
— Non. »
Ligessac se
débarrassa d’un lambeau de viande coincé entre ses chicots. « D’autres
hommes d’Elmet vont se lancer dans la guerre. Le Powys, l’Elmet, la Silurie
– fit-il en comptant sur ses doigts –, tous unis contre le Gwent et
la Dumnonie. Gorfyddyd sera le prochain Pendragon. Nous commencerons par bouter
les Saxons hors des terres à l’est de Ratae, puis nous pousserons vers
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