Le Roi de l'hiver
rien
pendant quelques instants, me contentant d’écouter les moutons bêler.
« Elle pouvait être extraordinairement bonne, repris-je après ce temps de
pause. Elle savait égayer les tristes, mais elle ne supportait pas la banalité.
Les estropiés, les raseurs ou les laiderons n’avaient pas de place dans sa
vision du monde et elle voulait donner une réalité à ce monde en bannissant
tous les fâcheux de cette espèce. Arthur avait une vision, lui aussi, sauf que
sa vision lui dictait de secourir les infirmes, et il entendait rendre ce monde
tout aussi réel.
— Il
voulait Camelot, observa Igraine d’un air songeur.
— Nous
l’appelions la Dumnonie, dis-je gravement.
— Quel
rabat-joie tu fais, Derfel ! » Igraine était de mauvaise humeur, mais
elle n’était jamais vraiment fâchée contre moi. « Je veux que ce soit le
Camelot du poète : de l’herbe verte et de grandes tours, avec des dames en
robe et des guerriers qui jettent des fleurs sous leurs pas. Je veux des
ménestrels et des éclats de rire ! Ça n’a donc jamais été ainsi ?
— Un
petit peu, mais je ne me souviens guère de chemins jonchés de fleurs. Je me
souviens de guerriers revenant en clopinant de la bataille et, pour certains,
rampant et pleurant, traînant leurs entrailles dans la poussière.
— Arrête !
commanda Igraine. Alors pourquoi les bardes lui donnent le nom de
Camelot ?
— Parce
que les poètes ont toujours été des sots, autrement pourquoi seraient-ils
poètes ?
— Non,
Derfel ! Qu’y avait-il de si particulier dans Camelot ?
Raconte !
— C’était
particulier, parce qu’Arthur y faisait régner la justice. »
Igraine fronça
les sourcils. « C’est tout ?
— C’est
bien plus, mon enfant, que la plupart des souverains ne rêvent de faire, a
fortiori qu’ils ne font. »
Elle changea
de sujet d’un simple haussement d’épaules. « Guenièvre était-elle
intelligente ? demanda-t-elle.
— Très. »
Igraine jouait
avec la croix qu’elle portait autour du cou. « Parle-moi de Lancelot.
— Attends !
— Quand
Merlin arrive-t-il ?
— Bientôt.
— Et
saint Sansum, il est méchant avec toi ?
— Le saint
a sur la conscience le destin de nos âmes immortelles. Il accomplit son devoir.
— Mais il
est vraiment tombé à genoux en implorant le martyre avant d’unir Arthur à
Guenièvre ?
— Oui »,
répondis-je, incapable de retenir un sourire à ce souvenir.
Igraine rit.
« Je demanderai à Brochvael de faire du Seigneur des Souris un vrai
martyr, comme ça tu seras en charge de Dinnewrac. Ça te plairait, Frère
Derfel ?
— J’aimerais
pouvoir continuer mon récit en paix, répondis-je d’un ton de reproche.
— Alors, et
après ? » demanda-t-elle, impatiente.
Après ?
L’Armorique. L’Outre-Mer. Ynys Trebes la belle, le roi Ban, Lancelot, Galahad
et Merlin. Cher Seigneur, quels hommes, quels jours, quelles batailles
avons-nous livrées et quels rêves avons-nous brisés ! En Armorique.
*
Plus tard,
beaucoup plus tard, quand nous nous retournions sur ces temps, nous
les appelions simplement les « années noires », mais
rarement nous en discutions. Arthur détestait qu’on lui rappelât ces premiers
jours en Dumnonie, lorsque sa passion pour Guenièvre plongea le pays dans le
chaos. Ses fiançailles avec Ceinwyn avaient été un genre de broche retenant une
fragile robe de gaze légère ; et, la broche partie, le vêtement s’était
effiloché. Arthur se le reprochait et n’aimait point parler des années noires.
Pendant un
temps, Tewdric refusa de prendre parti. Il blâmait Arthur d’avoir brisé la paix
et il le lui fit payer en autorisant Gorfyddyd et Gundleus à conduire leurs
troupes à travers le Gwent vers la Dumnonie. Les Saxons se pressaient à l’est,
les Irlandais multipliaient les razzias depuis la côte ouest et, comme s’il n’y
avait pas assez d’ennemis, le prince Cadwy d’Isca se rebella contre le pouvoir
d’Arthur. Tewdric essaya de rester à l’écart de la mêlée, mais lorsque les Saxons
d’Aelle attaquèrent sa frontière, les seuls amis qu’il pouvait appeler à la
rescousse étaient au fond les Dumnoniens, et force lui fut donc d’entrer en
guerre aux côtés d’Arthur, mais les lanciers du Powys et de Silurie avaient
profité de ses routes pour s’emparer des collines au nord d’Ynys Wydryn, et
lorsque Tewdric se déclara enfin pour la Dumnonie ils occupèrent
Weitere Kostenlose Bücher