Le Roman d'Alexandre le Grand
territoire thrace. Les Gètes, en particulier, étaient
redoutables : persuadés d’être immortels, ils se battaient avec une fureur
sauvage et un total mépris du danger. Nombre de colonies fondées par Philippe
avaient été assaillies et saccagées, leur population massacrée ou réduite en
esclavage. Il régnait toutefois une certaine tranquillité au cours de cette
période : les guerriers étaient, semblait-il, rentrés dans leurs villages
pour se protéger contre les rigueurs du froid.
Alexandre, bien qu’on fût encore en
hiver, décida donc d’anticiper son départ et de mettre à exécution le plan
qu’il avait conçu. Il envoya un messager vers la flotte byzantine, lui
enjoignant de remonter l’Istros jusqu’à sa confluence avec le fleuve Peucé,
mouvement qui requérait cinq journées de navigation. Quant à lui, il rassembla
toutes les unités de l’armée à Pella, plaça Parménion à la tête de
l’infanterie, prit lui-même le commandement de la cavalerie et partit.
Ils franchirent le mont Rhodope,
descendirent dans la vallée de l’Euros, puis reprirent leurs marches forcées en
direction des cols du mont Hémon, encore recouverts d’une épaisse couche de
neige. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils découvraient des villes
détruites, des champs dévastés, des cadavres empalés, d’autres attachés et
carbonisés. La colère du souverain s’accrut alors comme la fureur d’un fleuve
en crue.
Il fondit sur la plaine de Gétie,
incendia les villages et les campements, ravagea les récoltes, massacra les
troupeaux.
En proie à la terreur, les
populations se retirèrent en désordre vers l’Istros et tentèrent de se réfugier
sur une île située au milieu du fleuve, où Alexandre ne pourrait les atteindre.
Mais celui-ci les rejoignit grâce à la flotte byzantine qui transportait les
troupes d’assaut, les « écuyers » et la cavalerie de la Pointe.
Sur l’île, le choc fut
intense : les Gètes et les Triballes luttaient avec une fougue désespérée
car ils défendaient le dernier morceau de terre qui leur restait, ainsi que
leurs femmes et leurs enfants. Alexandre conduisit lui-même l’attaque jusqu’à
leurs positions, défiant le vent glacial et les flots impétueux de l’Istros
grossis par les pluies torrentielles. La fumée des incendies se mêlait aux
rafales de pluie et de neige fondue, les hurlements des combattants, les cris
des blessés et les hennissements des chevaux se confondaient avec le vacarme
des coups de tonnerre et le sifflement du vent du nord.
Les défenseurs avaient formé un
cercle compact au moyen de leurs boucliers et planté les hampes de leurs lances
dans le sol afin d’opposer une muraille de pointes à la charge de la cavalerie.
Derrière eux, les archers décochaient des nuées de flèches mortelles. Mais
Alexandre était comme possédé par une force terrible.
Parménion, qui l’avait pourtant vu
combattre à Chéronée trois ans plus tôt, fut effaré et abasourdi en le voyant
se jeter dans les corps à corps, oublieux de tout, comme sous l’emprise d’une
fureur incontrôlable, hurlant, fauchant ses ennemis de son épée et de sa hache,
poussant Bucéphale, cuirassé de bronze, contre les rangs ennemis, et finissant
par se ménager une brèche où entraîner la cavalerie lourde et l’infanterie
d’assaut.
Encerclés, désespérés, traqués l’un
après l’autre comme des bêtes en fuite, les Triballes se rendirent, tandis que
les Gètes continuaient de résister jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier
souffle d’énergie.
Quand tout fut terminé, la tempête
qui venait du nord atteignit le fleuve et l’île, mais elle s’atténua bientôt en
rencontrant l’humidité qui montait du vaste courant. Comme par enchantement, la
neige se mit à tomber, d’abord mêlée de pluie, sous forme de minuscules
cristaux de glace, puis à gros flocons. Le terrain – de la boue sanglante – fut
rapidement recouvert d’un blanc manteau, les incendies s’éteignirent et partout
s’installa un silence pesant, brisé ici et là par quelques cris étouffés, ou
par le halètement des chevaux qui se déplaçaient comme des spectres dans la
tourmente.
Alexandre regagna la rive. Les
soldats qu’il avait laissés de garde sur le môle le virent surgir du rideau de
neige et de brouillard : il avait perdu son bouclier, mais il brandissait
encore son épée et sa hache à double tranchant, couvert de sang de la tête
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