Le Roman d'Alexandre le Grand
le sol disparaissait sous une
fine couche immaculée. Aristote l’attrapa par le bras. « Alors ? »,
insista-t-il en plantant ses petits yeux gris de rapace dans les siens.
La jeune fille secoua la tête.
« Viens, lui dit soudain le philosophe sur un ton plus doux. J’ai une
maison non loin d’ici, dont le feu devrait être encore allumé. »
La jeune fille le suivit docilement
jusqu’à son habitation.
Aristote l’invita à s’asseoir près
de la cheminée et attisa le feu. « Je n’ai rien à t’offrir, à l’exception
d’une infusion d’herbes chaudes. Je suis de passage. »
Il prit un pot qui se trouvait dans
le foyer, puis versa une partie de son contenu dans deux tasses de terre cuite.
« Alors, que sais-tu que
j’ignore ?
— Pausanias n’a jamais été
l’amant du roi, et il n’a jamais eu de liaisons avec aucun homme. C’était un
garçon simple aux origines humbles, et il aimait les femmes. Quant au roi
Philippe, on a murmuré beaucoup de choses sur d’éventuelles amours masculines,
mais personne n’a jamais rien vu.
— Comment se fait-il que tu
sois si bien informée ?
— Je suis la boulangère du
palais.
— Un épisode de ce genre aurait
toutefois pu se produire, même s’il ne s’est pas répété.
— Je ne crois pas.
— Pourquoi ?
— Parce que Pausanias m’a
raconté qu’il avait surpris Attale au beau milieu d’une conversation très
secrète et très dangereuse.
— Il écoutait peut-être
derrière les portes.
— Ce n’est pas exclu.
— T’a-t-il dit de quoi il
s’agissait ?
— Non, mais les coups qu’ils
lui infligèrent ensuite visaient, selon moi, à le terroriser, à l’abattre sans
le tuer : l’assassinat d’un garde du corps du roi aurait éveillé trop de
soupçons.
— Alors, faisons une
hypothèse : Pausanias surprend Attale en train de proférer des propos
dangereux, visant, disons à préparer une conjuration. Il menace de tout
révéler. Attale l’invite dans un lieu isolé en feignant de vouloir négocier,
puis pour lui donner une leçon, l’abandonne à la violence de ses gardes-chasse.
Mais pourquoi Pausanias aurait-il tué le roi Philippe ? Cela n’a aucun
sens.
— Les bruits qu’on a colportés
sur le refus du roi de venger Pausanias en ont-ils ? Pausanias était un
garde du corps robuste, habile dans l’art de manier les armes : il n’avait
besoin de personne pour se venger.
— C’est vrai, admit Aristote en
songeant au formidable physique de son voiturier. Alors, comment expliques-tu
ce geste ? S’il était le jeune homme loyal que tu m’as décrit, pourquoi
aurait-il assassiné son roi ?
— Je n’arrive pas à le
comprendre, mais s’il avait vraiment voulu tuer le roi, ne crois-tu pas qu’il
disposait d’occasions beaucoup plus favorables, étant son garde du corps ?
Il aurait très bien pu le tuer dans son sommeil.
— C’est ce que j’ai toujours
pensé. Mais il me semble que ni toi ni moi ne sommes en mesure de trouver une
réponse à nos interrogations. Connais-tu quelqu’un qui pourrait détenir des
informations à ce sujet ?
— On dit que Pausanias avait des
complices, ou tout au moins une couverture : un groupe d’hommes
l’attendait avec un cheval près du bosquet de chênes où nous nous sommes
rencontrés tout à l’heure.
— On dit aussi que l’un d’eux a
été identifié, observa la jeune fille en plongeant brusquement ses yeux dans
ceux de son interlocuteur.
— Et où se trouverait ce
survivant ?
— Dans une auberge de Béroée,
sur la rive de l’Haliacmon : il se fait appeler Nicandre, mais c’est
certainement un nom d’emprunt.
— Et quel est son vrai
nom ? demanda Aristote.
— Je l’ignore. Et si je le
savais, je saurais aussi pourquoi Pausanias a fait ce qu’il a fait, et a subi
ce qu’il a subi. »
Aristote s’apprêta à remplir la
tasse de la jeune fille, mais elle l’arrêta d’un geste de la main et se leva.
« Il est temps que je rentre
chez moi, sinon on viendra me chercher.
— Comment puis-je te remercier
de ce que…, commença Aristote.
— En trouvant le véritable
coupable, l’interrompit-elle, et en m’apportant son nom. »
Elle ouvrit la porte et s’engagea en
toute hâte dans la rue déserte. Aristote s’écria : « Attends, tu ne
m’as même pas dit comment tu t’appelais ! » Mais la jeune fille avait
déjà disparu dans le tourbillon des flocons, dans les ruelles
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