Le Roman d'Alexandre le Grand
était le subalterne de son fils, ce
qui procurait au souverain un immense plaisir. Il avait invité de nombreux
artistes à réaliser le portrait d’Alexandre, afin d’en tirer des médailles, des
bustes et des tableaux qui seraient offerts à ses amis et surtout aux
délégations étrangères, ou à celles des villes grecques de la péninsule. Sur
ces images, le prince était représenté selon les canons les plus classiques de
l’art grec, comme un éphèbe aux traits purs et aux cheveux dorés, agités par le
vent.
La beauté d’Alexandre augmentait de
jour en jour : du fait de la température de son corps, naturellement
élevée, son visage était privé des défauts esthétiques de l’adolescence. Sa
peau était lisse, tendue et sans la moindre imperfection, légèrement rosée sur
les joues et la poitrine.
Il avait des cheveux épais, doux et
ondulés, de grands yeux expressifs et une façon curieuse de pencher la tête sur
l’épaule droite, qui donnait à son regard une intensité particulière : on
aurait dit qu’il scrutait son interlocuteur jusqu’au fond de l’âme.
Un jour, son père le convoqua dans
son bureau, une pièce austère aux murs recouverts de rayonnages où reposaient
les documents de sa chancellerie et les ouvrages littéraires dont il se
délectait.
Alexandre se présenta aussitôt,
abandonnant derrière la porte Péritas, qui le suivait partout et dormait avec
lui.
« C’est une année très
importante, mon fils : tu vas devenir un homme. » Il lui effleura des
doigts la lèvre supérieure. « Tu commences à avoir un peu de duvet, et
j’ai un cadeau pour toi. »
Il prit dans un tiroir un étui en
buis marqueté sur lequel se détachait l’étoile argéade à seize pointes, et il
le lui tendit. En l’ouvrant, Alexandre découvrit un rasoir en bronze bien
affilé, ainsi qu’une pierre à aiguiser.
« Merci. Mais ce n’est sans
doute pas pour cela que tu m’as appelé.
— Non, en effet, répondit
Philippe.
— Alors, pourquoi ?
— Tu vas partir.
— Tu me renvoies ?
— D’une certaine façon.
— Où irai-je ?
— À Miéza.
— Ce n’est pas loin. Un peu
plus d’une journée de cheval. Pourquoi ?
— Tu y passeras les trois
années à venir afin de terminer tes études. Il y a trop de distractions à
Pella : la vie de cour, les femmes, les banquets. À Miéza, en revanche,
j’ai fait préparer un endroit magnifique, un jardin traversé par un ruisseau
d’eau limpide, un bosquet de cyprès et de lauriers, des buissons de roses…
— Papa, l’interrompit
Alexandre, qu’est-ce que tu as ? »
Philippe sursauta :
« Moi ? Rien. Pourquoi ?
— Tu parles de roses, de
bosquets… J’ai l’impression d’entendre un ours réciter des vers d’Alcée.
— Mon fils, je veux juste te
dire que j’ai fait préparer pour toi l’endroit le plus beau et le plus
accueillant qui soit, car c’est là que tu achèveras tes études et ta formation
d’homme.
— Tu m’as vu monter à cheval,
combattre, chasser le lion. Je sais dessiner, je connais la géométrie, je parle
le macédonien et le grec…
— Cela ne suffit pas, mon
garçon. Sais-tu comment les Grecs me surnomment depuis que j’ai gagné leur
maudite guerre sacrée, alors que je leur ai donné la paix et la
prospérité ? Philippe le Barbare. Et sais-tu ce que cela signifie ?
Qu’ils n’accepteront jamais que je sois leur chef car ils me méprisent en dépit
de leurs craintes.
« Nous tournons le dos à
d’immenses plaines parcourues par des peuples nomades, barbares et féroces, et
nous faisons face aux villes grecques qui se mirent dans la mer et qui ont
atteint l’excellence dans le domaine des arts, de la science, de la poésie, de
la technique, de la politique. Nous ressemblons à ces gens qui s’assoient
devant un bivouac par une nuit d’hiver : leur visage est éclairé et leur
poitrine réchauffée par le feu mais leur dos demeure dans l’obscurité et le
froid.
« Voilà pourquoi je me suis
battu pour enfermer la Macédoine dans des frontières sûres et inexpugnables.
Voilà pourquoi je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que mon fils soit
un Grec aux yeux des Grecs, par son esprit, par ses habitudes, et même par son
aspect. Tu recevras l’éducation la plus raffinée et la plus complète qui soit.
Tu pourras puiser ton savoir dans celui d’un excellent esprit, le plus apte à
élaborer des pensées dans toute la grécité
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