Le Roman d'Alexandre le Grand
bout du sentier caillouteux qui se perdait dans la neige.
— Alors, conduis-moi jusque-là
avant que la nuit nous surprenne en effaçant la voie. »
Ils reprirent leur route. Bientôt,
le sentier se resserra et ils durent mettre pied à terre. Ils atteignirent la
limite des neiges aux alentours de minuit, et s’immobilisèrent devant une
immense étendue glacée qui montait jusqu’aux plus hauts sommets.
« Es-tu prêt ? demanda
Aristandre.
— Je suis prêt, répondit le
roi.
— À quoi ?
— À tout.
— Même à la mort ?
— Oui.
— Alors, déshabille-toi. »
Alexandre s’exécuta.
« Allonge-toi sur la
neige. »
Alexandre se laissa aller sur le
manteau de neige en frissonnant à son contact. Il vit qu’Aristandre
s’agenouillait près de lui et, en se balançant d’avant en arrière sur ses
talons, commençait à chanter une litanie, qu’il entrecoupait de cris brefs en
une langue incompréhensible. Au fur et à mesure que ce chant s’élevait vers le
ciel glacial et lointain, le corps du roi s’enfonçait dans la neige. Il finit
par être entièrement enseveli.
Sa peau était transpercée par mille
aiguilles glacées qui semblaient toucher son cœur et son cerveau, lui procurant
une souffrance qui ne cessait de s’accroître jusqu’à devenir insoutenable. Il
s’aperçut soudain que de petits cris syncopés en langue barbare, identiques à
ceux que poussait Aristandre, s’échappaient de sa propre poitrine, et il vit
que les yeux du devin étaient désormais blancs et privés d’expression, comme
ceux d’une statue de marbre dont la pluie a délavé les couleurs.
Il essaya de parler, mais il n’y
parvint pas. Il essaya de se soulever, mais il constata que sa force l’avait
abandonné. Il essaya de crier, mais il n’avait plus de voix. Il s’enfonçait de
plus en plus dans la glace, à moins qu’il ne flottât dans l’air gelé et
transparent au-dessus des pics aigus… Alors, comme dans un rêve, il se revit
enfant courir dans les salles du palais royal tandis que la vieille Artémisia
le poursuivait, le souffle court. Voilà qu’il débouchait dans la grande salle
du conseil, dans la salle d’armes où les généraux du royaume siégeaient aux
côtés de son père, et qu’il s’immobilisait d’un air abasourdi devant ces
guerriers majestueux aux armures étincelantes. C’est alors qu’un homme robuste,
doté d’une chevelure blanche, surgissait d’un couloir latéral : le premier
soldat du royaume, le général Parménion !
Il le regardait en souriant et lui
demandait : « Tu te souviens de ta comptine, petit prince ? Ne
veux-tu pas la chanter encore une fois pour ton vieux soldat qui part à la
guerre ? »
Alexandre tentait alors de chanter
la comptine qui faisait tant rire les généraux de son père, mais il n’y
parvenait pas : un nœud lui serrait la gorge. Il voulut regagner sa
chambre et il découvrit en se retournant un paysage enneigé, il vit Aristandre,
à genoux sur le sol, aussi rigide qu’un cadavre, les yeux blancs. Il rassembla
désespérément ses dernières forces pour s’emparer du manteau qu’il avait
abandonné sur la neige, et tandis qu’il tendait la main en tournant la tête de
ce côté, il fut paralysé de stupeur : Parménion se tenait devant lui, pâle
à la lumière de la lune, enfermé dans son armure, sa magnifique épée à son
côté.
Ses yeux se remplirent de larmes et
il murmura : « Vieux vaillant… soldat…, pardonne-moi. »
Parménion étira légèrement les
lèvres en un sourire mélancolique et répondit : « J’ai retrouvé mes
enfants. Nous sommes bien ensemble. Adieu, Alexandre. Je te pardonnerai quand
nous nous reverrons. Bientôt. » Il s’éloigna à pas lents sur la neige immaculée
et s’évanouit dans l’ombre.
Dans un éclair de conscience,
Alexandre aperçut Aristandre qui lui disait, son manteau dans les mains :
« Couvre-toi, vite, couvre-toi ! Tu as frôlé la mort. »
Le roi parvint à se relever et il
s’enroula dans son manteau. La tiédeur de la laine le réchauffa lentement.
« Que s’est-il passé ? lui
demanda Aristandre. J’ai déployé toute la puissance de mon esprit, mais je ne
me souviens de rien.
— J’ai vu Parménion. Il portait
son armure, mais ses blessures avaient disparu et il m’a souri. » Il
baissa la tête d’un air inconsolable. « C’était probablement une illusion.
— Une illusion ? dit le
devin. Peut-être pas.
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