Le Roman d'Alexandre le Grand
à sa base par un détachement d’Agrianes. Il avait remarqué sur
un côté une saillie semi-circulaire, qui avait vaguement l’allure d’un nid
gigantesque, et sur l’autre, à mi-paroi exactement, des ombres ou des taches en
forme d’anneaux couleur rouille, ainsi qu’un creux évoquant un corps humain aux
proportions immenses. Il appela aussitôt Aristandre.
« Regarde, dit-il, c’est
extraordinaire ! Nous venons de trouver le rocher où Prométhée fut
enchaîné. Ceci, ajouta-t-il en indiquant la saillie, pourrait être le nid de
l’aigle qui lui dévorait le foie. Là, continua-t-il en montrant les ombres
couleur rouille, je vois les anneaux de la chaîne qui emprisonnait le Titan. Et
voici l’empreinte que son corps a laissée… Si, comme je le crois, mon oncle
Aristote a raison, ces montagnes sont les contreforts du Caucase, et ceci
pourrait bien être le rocher de Prométhée. »
Cette nouvelle se répandit
rapidement parmi les soldats : nombre d’entre eux quittèrent les rangs
pour examiner le rocher, de plus en plus persuadés que Callisthène avait
raison. Thessalos arriva, lui aussi. Inspiré par la grandeur du paysage, il se
mit à déclamer d’une voix de stentor les vers du Prométhée d’Eschyle : la
plainte du Titan enchaîné au rocher scythe. En rebondissant sur les parois à
pic, les mots du grand poète s’envolèrent sur ces régions barbares,
éternellement prisonnières de l’étau du froid.
Ether divin, vents à l’aile rapide,
eaux des fleuves, sourire innombrable des vagues marines, Terre, mère des
êtres, et toi, Soleil, œil qui vois tout, je vous invoque ici : voyez ce
qu’un dieu souffre par les dieux ! [7]
À son tour, le roi s’arrêta et
tendit l’oreille : Callisthène donnait la réplique à Thessalos en
interprétant le rôle d’Héphaïstos, obligé d’enchaîner le Titan.
… tu vas sur ce rocher monter une
garde douloureuse, debout toujours, sans prendre de sommeil ni ployer les
genoux. Tu pourras alors lancer des plaintes sans fin, des lamentations
vaines : le cœur de Zeus est inflexible ; un nouveau maître est toujours
dur [8] .
Ce morceau blessa Alexandre, comme
s’il le visait explicitement.
C’est alors qu’un aigle s’élança
d’une cime et plana solennellement sur le désert de glace en poussant des cris
stridents qui résonnèrent dans le vide. On aurait dit que Zeus répondait d’une
voix courroucée aux paroles insolentes des mortels.
En se retournant, Callisthène
rencontra le regard absorbé du roi. Il dit : « Ces vers ne sont-ils
pas superbes ?
— Ils le sont », répondit
Alexandre avant de reprendre son chemin.
En seize jours de marche, l’armée
traversa de part et d’autre l’énorme chaîne montagneuse au prix de terribles
souffrances, et descendit vers la plaine scythe. On dut même abattre une partie
des bêtes de somme pour franchir le dernier tronçon de cette formidable
barrière, mais Alexandre put bientôt contempler une nouvelle province de son
immense domaine.
Du haut du dernier col, son regard
embrassa une grande steppe, qui suscita un nouvel effroi parmi les soldats,
surpris de voir ces terres semi-désertiques et brûlées par le soleil succéder à
des neiges éternelles.
Et pourtant, sur les pas
d’Alexandre, ils avaient le sentiment d’être avalés par un courant
tourbillonnant, par une force à laquelle il leur était impossible de résister.
Ils sentaient que l’aventure incomparable à laquelle ils avaient pris part
recommençait. Ils savaient qu’une telle expérience n’était pas donnée à tout le
monde, tout comme le fait de pouvoir côtoyer un tel homme – si tant est qu’il
s’agît bien d’un homme. En le voyant resplendir à leur tête dans sa cuirasse
d’argent, flanqué de l’étendard rouge à étoile argéade, nombre d’entre eux
s’étaient habitués à le considérer comme un être surhumain.
En débouchant sur la plaine, ils se
dirigèrent vers la capitale de cette région, une ville du nom de Bactres, qui
se dressait au centre d’une oasis à la végétation luxuriante, où ils purent
enfin se restaurer. La ville se rendit sans combattre, et Alexandre confirma
dans sa charge le vieux satrape Artaozos. Le vieillard l’accueillit en personne
dans le palais et lui apprit que Bessos s’était retiré en brûlant tout dans son
sillage.
« Il ne pouvait imaginer que tu
serais arrivé aussi vite, que tu aurais traversé la montagne en quelques
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