Le Roman d'Alexandre le Grand
jours,
en dépit de la neige et de la faim. N’ayant pu rassembler une armée assez
grosse pour t’affronter en rase campagne, il a franchi le fleuve Oxus, l’un des
plus grands courants qui descendent de nos montagnes, et il a rejoint les
villes alliées, de l’autre côté, en détruisant les ponts derrière lui. »
À ces mots, le roi décida de quitter
Bactres au plus vite. Il se remit donc en marche dans l’intention de traverser
le fleuve à son tour. Une fois devant l’Oxus, il appela Diadès, son ingénieur
en chef, et lui indiqua la rive opposée. « Combien de temps te faudra-t-il
pour construire un pont ? », lui demanda-t-il.
Diadès s’empara du javelot que
tenait un des soldats de la garde et le planta dans le lit du fleuve. Le
courant l’arracha aussitôt. « Du sable ! s’exclama-t-il. Il n’y a là
que du sable !
— Et alors ? l’interrogea
le roi.
— Les piquets ne tiendront pas,
exactement comme ce javelot. » Il balaya les alentours du regard.
« Et de plus, il n’y a pas assez d’arbres dans les parages.
— J’enverrai des hommes couper
des arbres dans la montagne. »
Diadès plongea les yeux dans les
siens. « Sire, tu sais que rien ne m’a jamais arrêté, qu’aucune entreprise
ne m’a jamais paru impossible, mais ce fleuve a une largeur de cinq stades, un
courant très fort et un lit de sable. Aucun pieu ne pourra y tenir, et il ne
peut y avoir de pont en l’absence de pieux. Je te conseille de chercher un
gué. »
Oxathrès avança et déclara dans son
grec bancal : « Pas gué. »
Alors Alexandre commença à faire les
cent pas sur la rive, sous le regard perplexe de ses soldats et de ses
compagnons. Soudain, son attention fut attirée par un groupe de paysans qui
travaillaient dans les champs le long du fleuve. Ils séparaient la paille de la
balle en la jetant en l’air à l’aide de pelles et de fourches. Sous l’effet du
vent, la paille retombait un peu plus loin, et la balle, plus légère, flottait
dans les airs jusqu’aux limites des champs. Ce tourbillon doré composé de mille
paillettes offrait un spectacle magnifique.
Comme Alexandre venait vers eux, les
paysans s’immobilisèrent, frappés par sa beauté. Non sans surprise, ils le virent
se pencher et ramasser un peu de balle.
Le roi rejoignit ensuite Diadès, qui
avait planté d’autres piquets dans le lit du fleuve, un peu plus à l’aval, et
qui les regardait avec désespoir s’abattre à la surface de l’eau.
« J’ai trouvé une solution, dit
Alexandre.
— Une solution ? Et
laquelle ? », demanda le technicien.
Le souverain laissa tomber dans les
mains de l’ingénieur sa poignée de balle. « Grâce à ceci, répondit-il.
— De la balle ?
— Exactement. J’ai vu les Gètes
l’utiliser sur l’Istros. Ils en remplissent des peaux de bœuf, qu’ils cousent
et mettent à l’eau. L’air ainsi emprisonné fait flotter ces espèces d’outres
assez longtemps pour qu’on puisse traverser.
— Mais nous n’avons pas assez
de peaux pour tous nos hommes, objecta Diadès.
— Non, mais nous en avons assez
pour construire une passerelle. Utilisons les peaux des tentes, qu’en
dis-tu ? »
L’ingénieur hocha la tête d’un air
incrédule. « C’est une idée géniale ! Nous pouvons même les enduire
de suif pour les rendre plus imperméables. »
On convoqua le conseil des
compagnons et l’on distribua les tâches : Héphestion se chargea de
ramasser la balle, Léonnatos d’entasser toutes les peaux disponibles des tentes
et de réquisitionner celles des indigènes. On emploierait les plates-formes des
machines de guerre pour construire la base du passage, qu’on ancrerait à l’aide
de pierres attachées à des câbles.
À la tombée du soir, tout le
matériel fut prêt, et Alexandre passa l’armée en revue. Il regarda les
vétérans, éprouvés par la longue traversée des montagnes, comme s’il les voyait
pour la première fois, et la compassion l’envahit. Nombre d’entre eux avaient
presque soixante ans, d’autres étaient encore plus âgés. Ils étaient tous
durement marqués par les énormes efforts qu’ils avaient accomplis, par les
batailles, les blessures, la fatigue. Alexandre savait qu’ils le suivraient,
quoi qu’il arrive, mais il lisait sur leurs visages l’effroi que suscitait en
eux la perspective de traverser ce grand fleuve sur des sacs de paille, ainsi
que l’immense plaine désertique qui
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