Le Roman d'Alexandre le Grand
son
maître lui proposait.
Longtemps, Lysippe se contenta de
quelques apparitions pendant les leçons. Tandis qu’Aristote parlait, ou mettait
en pratique ses expériences, il dessinait le visage d’Alexandre, aussi bien sur
des feuilles de papyrus que sur des planches blanchies au gypse ou à la céruse.
Un jour, il s’approcha du jeune homme et lui dit : « Je suis prêt. »
Dès lors, Alexandre dut se prêter,
chaque jour, à une séance de pose d’une heure dans l’atelier de Lysippe.
L’artiste avait placé un bloc d’argile sur un socle et modelait un portrait.
Ses doigts glissaient fébrilement sur l’argile humide en cherchant les formes
qui traversaient son esprit, des formes reconnues un instant sur le visage du
modèle, ou suggérées par la lumière soudaine de son regard.
Puis la main effaçait brusquement ce
qu’elle avait façonné, ramenait la matière à un état informe pour se remettre
aussitôt après, avec entrain et entêtement, à reproduire une expression, une
émotion, l’éclair d’une intuition.
Aristote le contemplait avec
fascination, il suivait ses doigts qui dansaient sur l’argile, la sensibilité
mystérieuse de ces énormes mains de forgeron qui créaient, instant après
instant l’imitation presque parfaite de la vie.
« Ce n’est pas lui, pensait
parfois le philosophe. Ce n’est pas Alexandre… Lysippe est en train de modeler
le jeune dieu qu’il imagine devant lui, un dieu qui possède les yeux, les
lèvres, le nez et les cheveux d’Alexandre, mais qui est différent, qui est
plus, et qui est moins en même temps. »
Le scientifique observait l’artiste,
en examinait le regard attentif et fébrile, miroir magique absorbant la vérité
et la reflétant à sa manière, transformée, recréée d’abord par son esprit, puis
par ses mains.
Le modèle en argile fut achevé après
seulement trois séances de pose, au cours desquelles Lysippe avait refaçonné
mille fois les traits du jeune homme. Puis il passa au modèle en cire, qui
céderait sa forme éphémère à l’éternité du bronze.
La lumière du soleil, qui tombait
peu à peu sur les dômes du mont Bermion, diffusait une clarté dorée dans la
chambre quand l’artiste fit tourner le socle mobile sur lequel reposait le
portrait d’Alexandre.
Le jeune homme fut frappé par la vue
de sa propre effigie, prodigieusement imitée par les tons diaphanes de la
cire ; il sentit une vague d’émotion l’envahir. Aristote s’approcha
également de l’œuvre.
Il y avait beaucoup plus qu’un
portrait dans ces formes à la fois superbes et exténuées, dans cette chevelure
frémissante qui bordait et assaillait presque ce visage à la beauté surhumaine,
dans ce front majestueux et serein, ces yeux emplis d’une mystérieuse
mélancolie, cette bouche sensuelle et impérieuse, dans le contour sinueux de
ces lèvres.
Un grand silence, une grande paix,
régnait alors dans la pièce, inondée de la lumière liquide et douce du soir.
Dans l’esprit d’Alexandre résonnaient les paroles de son maître, qui expliquait
comment la forme façonne la matière, comment l’intellect règle le chaos, et
comment l’âme imprime sa propre marque à la chair périssable et éphémère.
Il se tourna vers Aristote, qui
contemplait de ses petits yeux gris d’épervier ce miracle échappant aux
catégories de son génie, et il lui demanda : « Qu’en
penses-tu ? »
Le philosophe sursauta avant de se
tourner vers l’artiste, qui s’était écroulé sur son siège, comme si sa
formidable énergie s’était soudain éteinte.
« Si Dieu existe, dit-il, il a
les mains de Lysippe. »
15
Lysippe demeura tout le printemps à Miéza, et Alexandre se lia
également d’amitié avec ses assistants, qui lui racontaient de merveilleuses
histoires concernant l’art et le caractère de leur maître.
Le jeune homme posa encore pour lui,
en pied et même à cheval ; mais un jour, pénétrant par hasard dans
l’atelier momentanément déserté par Lysippe, il remarqua parmi les dessins
entassés en désordre sur la table un portrait extraordinaire d’Aristote.
« Il te plaît ? demanda
alors la voix du sculpteur, soudain surgi dans son dos.
— Pardonne-moi, dit Alexandre
en sursautant légèrement. Je n’avais pas l’intention de fouiller dans tes
affaires, mais ce dessin est magnifique. Il a posé pour toi ?
— Non, j’ai exécuté quelques
esquisses en le regardant parler ou se promener. Le
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