Le Roman d'Alexandre le Grand
Au bout d’une heure environ, ils entendirent
l’aboiement d’un chien, suivi d’un martèlement de sabots. Oxathrès sursauta.
« Ils arrivent », dit-il. Puis il se raidit comme un prédateur aux
aguets. Des ombres se détachèrent sur la steppe : elles appartenaient à
une dizaine de cavaliers sogdiens, emmenés par un officier perse qui traînait
derrière lui un prisonnier enchaîné. Oxathrès ralluma sa torche en soufflant
sur la braise et l’approcha du prisonnier. Son visage s’anima aussitôt d’un
rictus sinistre : il l’avait reconnu. Alors les cavaliers qui avaient
escorté Bessos s’éloignèrent. Ils disparurent aussitôt dans la plaine.
Oxathrès ordonna à l’un de ses
hommes de lui tenir sa torche, et à deux autres de maîtriser le prisonnier.
« Que fais-tu ? s’exclama
Ptolémée. C’est le prisonnier d’Alexandre.
— C’est d’abord le mien »,
répondit le Perse en lui lançant un regard si féroce que Ptolémée n’eut pas le
courage de réagir. Puis il s’empara de son poignard et en pointa la lame
affilée sur le prisonnier, qui serrait les mâchoires en se préparant à la
torture.
Oxathrès coupa les lacets des
vêtements de Bessos, le laissant complètement nu, ce qui était le comble de
l’humiliation pour les Perses. Puis il l’attrapa par les cheveux et lui trancha
le nez et les oreilles. Le prisonnier supporta ces atroces mutilations sans
pleurer ni crier, avec une grande dignité.
« Ça suffit,
maintenant ! », s’écria Ptolémée horrifié par ce spectacle. « Ça
suffit ! » Il descendit précipitamment de son cheval, repoussa
Oxathrès et appela un chirurgien auquel il intima l’ordre de bander les
blessures du prisonnier afin qu’il ne perde pas trop de sang.
La tête enroulée dans un pansement,
Bessos fut obligé de se remettre en marche, entièrement nu, sur un sentier
hérissé de silex pointus. Ptolémée l’examina tandis que ses ennemis le
traînaient par une corde attachée à son cou, et cette scène grotesque lui
rappela un passage de l’Oedipe roi, qu’une troupe ambulante avait joué devant
lui dans son village natal, quand il était enfant. C’était ainsi qu’Oedipe
était apparu : un bandage ensanglanté autour des yeux, qu’il s’était
crevés avec l’ardillon de sa ceinture.
Ils marchèrent toute la nuit et le
lendemain. Le troisième jour, ils retrouvèrent Alexandre avec le reste de
l’armée. Le roi vint à leur rencontre, flanqué de ses amis et d’un groupe
d’officiers perses. Il observa son adversaire, le soi-disant Artaxerxès IV,
tandis que les Perses restés fidèles au défunt roi Darius le couvraient de
crachats, le bourraient de coups de poing et de gifles, transformant son visage
en un masque de sang.
Alexandre, qui se dressait alors
comme le vengeur de Darius et son successeur légitime, attendit que les Perses
se fussent défoulés pour appeler Oxathrès. « Ça suffit, maintenant, lui
dit-il. Fais-le conduire à Bactres, où un tribunal le jugera à mon retour.
Aucun mal ne devra lui être fait jusque-là. » Il s’adressa ensuite à
Ptolémée : « Tu as mené à bien une entreprise extraordinaire. J’ai
appris que tu avais parcouru en trois jours une route qui en demande dix.
Partageras-tu mon dîner, ce soir ?
— Je le partagerai »,
répondit Ptolémée.
La nuit tombait quand Alexandre
regagna sa tente, où Leptine lui préparait un bain. Alors qu’il s’apprêtait à
se glisser dans la baignoire, on lui annonça la visite de Philippe, son
médecin.
« Entre, l’invita-t-il.
J’allais prendre un bain. Y aurait-il des malades parmi la troupe ?
— Non, sire. Tout le monde se
porte relativement bien. J’ai une mauvaise nouvelle pour toi : la
princesse Stateira a fait une fausse couche. »
Alexandre baissa la tête.
« C’était… un garçon ? demanda-t-il, la voix brisée.
— Oui, d’après ce qu’on m’a
rapporté », répondit Philippe. Le roi s’abstint de lui poser d’autres
questions. La gorge serrée, le médecin se contenta d’ajouter : « Je
suis désolé… je suis désolé. » Et il sortit.
43
Le cortège qui suivait l’armée du roi, parfois à plusieurs journées de
marche, ne cessait de grossir. Il comportait des tribunaux, où l’on
administrait la justice ; des théâtres ambulants, qui donnaient des
représentations de drames populaires indigènes, ou de comédies et de tragédies
appartenant au répertoire grec ; des
Weitere Kostenlose Bücher