Le Roman d'Alexandre le Grand
punissant les déserteurs qui n’avaient pas le
courage de rester. Cela les effraie aussi : ils redoutent la venue du
héraut qui les obligera à s’installer définitivement à un avant-poste quelconque,
et à oublier de la sorte leur famille d’origine et leur patrie. Ramène-les chez
eux, Alexandre, au nom de tous les dieux, ramène-les chez eux. »
Ptolémée baissa la tête et se tut.
Il fut imité par les autres. Un coup de tonnerre frappa la terre dans un
vacarme épouvantable, qui résonna longtemps comme le grondement d’un tambour
lointain.
Alexandre attendit qu’il
s’évanouisse pour répondre : « Tiens-moi un langage plus clair,
Ptolémée ! s’exclama-t-il. Est-ce une insubordination ? Mon armée se
révolte contre moi ? Et mes officiers, mes amis les plus intimes en sont
les complices ?
— Comment peux-tu dire une
chose pareille ? Comment peux-tu nous accuser, et accuser tes soldats,
d’un tel crime ? », s’écria Héphestion. Et Alexandre tressaillit en
entendant la voix de son compagnon le plus cher. « Personne n’a
l’intention de te désobéir, personne ne songe à s’opposer à ta volonté.
Ptolémée a raison. Si tu veux continuer, avançons. Nous te suivrons, nous tes
amis qui avons juré de ne jamais t’abandonner, pour aucune raison au
monde ; mais tes soldats ont le droit de retourner à la vie. Ils ont assez
payé, ils ont donné tout ce qu’ils pouvaient. Ils sont vidés, épuisés. Ils nous
ont implorés de t’en persuader, et nous nous contentons d’exprimer leurs souhaits.
Rien de plus. Et maintenant, réfléchis. Envoie-nous ton héraut pour qu’il nous
transmette tes ordres, et nous les exécuterons. »
Ils sortirent l’un après l’autre
tandis que l’orage redoublait de violence.
Le roi s’enferma sous sa tente
pendant deux jours, refusant visites et nourriture, maudissant le sort qui lui
interdisait d’atteindre son but, pourtant à sa portée désormais. Roxane, son
épouse adorée qui avait voulu le suivre et partager avec lui les risques et les
efforts d’une telle entreprise, ne parvenait pas à le consoler. « Pourquoi
ne veux-tu pas écouter tes amis ? lui disait-elle dans son grec encore
incertain. Pourquoi ne veux-tu pas écouter ceux qui t’aiment et qui ne t’ont
jamais abandonné au cours de ces années ? Pourquoi n’as-tu pas pitié de
tes soldats ? »
Alexandre ne répondait pas : il
fixait sur elle ses yeux pleins de désespoir.
« Conquérir d’autres terres
est-il si important ? Crois-tu que tu trouveras le bonheur en t’emparant
d’autres régions, d’autres villes, d’autres richesses ? Oh, Alexandre,
dis-moi ce que tu cherches de l’autre côté de ce fleuve, je t’en prie. Dis-le à
Roxane, qui t’aime. »
Le roi poussa un long soupir.
« J’avais cinq ans quand j’ai fui la première fois la maison de mes
parents : je voulais atteindre les montagnes des dieux. Depuis lors, j’ai
toujours été habité par le désir de savoir ce qui se trouve au-delà de l’aube
et du coucher de soleil, au-delà des monts et des plaines, au-delà de la
lumière et des ténèbres, du bien et du mal, au-delà de tout. »
Roxane secoua la tête : elle
n’arrivait pas à comprendre. Ces paroles étaient trop compliquées pour elle,
mais elle comprenait son regard et percevait son angoisse.
« Alors, allons-y, dit-elle.
Allons voir, toi et moi, ce qu’il y a de l’autre côté du fleuve.
— Non, répondit Alexandre. Le
destin que les oracles ont proféré pour moi est différent. Je ne peux me
séparer de mon armée, renoncer à la gloire… Roxane, je veux aller le plus près
possible des dieux, franchir la limite du temps, dépasser tous ceux qui m’ont
précédé. Je refuse de plonger dans l’oubli une fois descendu dans
l’Hadès. » Son épouse le contempla d’un air éperdu. Elle sentit qu’il
était animé d’une force invincible, d’un désir qu’il était impossible
d’apaiser. Il ressemblait à ces enfants qui courent derrière les arcs-en-ciel,
aux aigles qui volent vers le soleil. Elle le caressa et l’embrassa tendrement
sur le front, les yeux, la bouche, puis elle dit dans sa langue :
« Garde-moi, Alexandre, ne me quitte pas. Je ne pourrais vivre sans
toi. »
Elle s’assit dans un coin de la
tente et resta là, en silence, dans l’attente de ses regards ou de ses paroles,
épiant le moindre battement de ses paupières, guettant son moindre soupir. Mais
le roi
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