Le Roman d'Alexandre le Grand
banyan. Il s’assit sur ses talons
au pied de l’arbre, croisa les mains sur ses genoux les paumes vers le haut,
et, l’index et le pouce de la main droite joints, s’immobilisa comme une statue
sous la pluie battante.
Au moment où l’homme traversa le
campement, Aristandre se tenait un peu plus loin, sous l’auvent d’un petit
temple en bois. Il était en train d’immoler un mouton aux dieux, tout en priant
pour que la pluie cesse. Soudain, il sentit une grande douleur derrière la
nuque, et entendit une voix qui l’appelait.
En se retournant, il aperçut l’homme
qui se déplaçait d’un pas lent et sûr. Qui d’autre aurait pu l’appeler ?
Cette constatation le marqua profondément. Il sortit en mettant son manteau sur
la tête et marcha à son tour vers le banyan.
Héphestion vit qu’il tentait de
communiquer avec l’Indien, immobile et à demi nu, puis il le vit chercher un
abri dans un creux de l’arbre et s’asseoir sur le sol.
Il secoua la tête et regagna sa
tente, son bouclier sur la tête. Puis il s’essuya de son mieux et enfila des
vêtements secs.
Il plut toute la nuit ; des
coups de tonnerre violents et des éclairs incendièrent des arbres et des
cabanes. Le lendemain matin, le soleil revint, et quand le roi quitta sa tente,
il se heurta à Aristandre.
« Qu’y a-t-il, devin ?
— Regarde. C’est lui. » Et
il indiqua l’homme squelettique qui était assis au pied du banyan.
— Lui qui ?
— Lui, l’homme nu de mes rêves.
— Tu en es sûr ?
— Je l’ai reconnu
immédiatement. Il est resté assis là toute la nuit, immobile dans cette
position comme une statue sous la fureur de l’orage, sans un tremblement, sans
un battement de cils.
— Qui est-ce ?
— Je l’ai demandé aux autres
Indiens. Personne ne le sait. Personne ne le connaît.
— A-t-il un nom ?
— Je l’ignore. Je crois que
c’est un samana, un de leurs philosophes et de leurs savants.
— Conduis-moi auprès de
lui. »
Ils traversèrent le camp en
s’enfonçant dans la boue, et rejoignirent le mystérieux visiteur. En le voyant,
Alexandre songea à Diogène, le philosophe nu qu’il avait rencontré par un
après-midi d’automne, étendu devant son tonneau. Sa gorge se serra.
« Qui es-tu ? »,
l’interrogea-t-il.
L’homme ouvrit les yeux et le fixa
avec une intensité foudroyante, mais il se garda de répondre.
« As-tu faim ? Veux-tu
venir sous ma tente ? » Il se tourna vers Aristandre :
« Vite, appelle un interprète. »
« As-tu faim ? Veux-tu
venir sous ma tente ? », répéta l’interprète un peu plus tard.
L’homme montra une petite gamelle
devant lui. L’interprète expliqua que ces saints hommes, des ascètes qui
recherchaient l’imperturbabilité éternelle, vivaient de la charité, et qu’une
poignée de blé poussant dans leurs marais leur suffisait.
« Mais pourquoi ne veut-il pas
entrer sous ma tente, s’essuyer, se réchauffer et se restaurer ?
— C’est impossible, dit
l’interprète. Cela mettrait un terme à son cheminement vers la perfection, à la
dissolution dans le tout, la seule paix possible, la seule libération de la
douleur. »
« Panta rei, pensa Alexandre.
Les idées de Démocrite… tout se dissout et tout se reconstitue sous d’autres
formes. L’esprit aussi… Le naufrage comme unique espérance… »
« Donne-lui ce qu’il a
l’habitude de manger, ordonna-t-il, et dis-lui que je serai heureux de
m’entretenir avec lui quand il le voudra. »
L’interprète répondit :
« Il a dit qu’il s’entretiendra avec toi dès qu’il aura appris ta
langue. »
Alexandre s’inclina puis regagna sa
tente alors que les trompettes sonnaient le rassemblement pour les
détachements. On partait en direction de l’Hyphase, le dernier affluent de
l’Indus, le dernier obstacle avant l’Inde profonde, avant le Gange, la
fabuleuse Palimbothra et les rivages de l’Océan.
L’armée s’ébranla et s’enfonça dans
une brousse qui s’épaississait au fur et à mesure qu’on s’approchait du fleuve.
Le deuxième jour, il se mit à pleuvoir à verse, et il plut aussi le troisième
et le quatrième, dans un déchaînement d’éclairs et de coups de tonnerre
assourdissants. Les guides indiens expliquèrent que c’était la saison des
pluies et qu’elle durait en général soixante-dix jours. Quand ils atteignirent
les rives de l’Hyphase, dont les eaux étaient abondantes et troubles, le
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