Le Roman d'Alexandre le Grand
remarquera.
— Je le répète, vous êtes fous,
insista Eumène. On vous remarquera, c’est sûr ! Si vous parlez, on notera
votre accent, et si vous ne parlez pas, on se demandera pourquoi vous êtes
muets. En outre, tes portraits ont été diffusés dans une dizaine de villes. Te
rends-tu compte des conséquences que pourrait avoir ta capture ? Ton père
serait obligé d’accepter des compromis, de renoncer à ses projets, ou, dans le
meilleur des cas, de payer une rançon qui lui coûterait le prix d’une guerre
perdue. Non, je ne veux rien avoir à faire avec cette folie. Je ne vous ai pas
entendus ou, mieux, je ne vous ai pas vus : vous êtes partis à l’aube,
sans bruit.
— D’accord, acquiesça
Alexandre. Et ne t’inquiète pas. Nous devons seulement parcourir quelques
centaines de stades sur le territoire béotien. Nous effectuerons l’aller et
retour en quatre jours. Et si l’on devait nous arrêter, nous dirions que nous
sommes des pèlerins venus consulter l’oracle de Delphes.
— En Béotie ? Mais Delphes
est en Phocide !
— Nous raconterons que nous
nous sommes perdus ! », cria Héphestion en éperonnant son cheval.
Callisthène examinait d’un air
perplexe ses compagnons de voyage.
« Qu’as-tu l’intention de
faire ? lui demanda Eumène.
— Moi ? Eh bien… d’un
côté, l’affection que je porte à Alexandre me pousserait à le suivre. De
l’autre, la prudence qui convient surtout à un…
— J’ai compris !
interrompit Eumène. Arrêtez-vous ! Que Zeus vous foudroie,
arrêtez-vous ! » Alexandre et Héphestion s’exécutèrent. « Au
moins, je n’ai pas l’accent macédonien et si je le veux, je peux passer pour un
Béotien.
— Ah, ah ! Cela ne fait
aucun doute ! ricana Héphestion.
— Ris donc, maugréa Eumène en
poussant son cheval au trot. Si Philippe était là, il te ferait rire à coups de
trique. Allons, en route, ne traînons pas !
— Et Callisthène ? demanda
Alexandre.
— Il arrive, il arrive,
répondit Eumène. Où veux-tu qu’il aille, tout seul ? »
Ils passèrent les Thermopyles le
lendemain, et Alexandre visita la tombe des guerriers spartes tombés cent
quarante ans plus tôt en combattant les envahisseurs perses. Il lut
l’inscription en dialecte laconique évoquant leur sacrifice et se recueillit en
silence, à l’écoute.
« Comme le destin de l’homme
est éphémère, s’exclama-t-il. Seules ces quelques lignes témoignent du fracas
d’un affrontement qui fit trembler le monde et d’un acte d’héroïsme digne du
chant d’Homère. À présent, tout est silence. »
Ils traversèrent la Locride et la
Phocide en deux jours sans aucune difficulté. Puis ils pénétrèrent sur le sol
béotien en longeant le chemin côtier, avec, devant eux, l’île d’Eubée baignée
par les rayons du soleil de midi, et les eaux scintillantes du canal d’Euripe.
Une flottille d’une douzaine de trirèmes croisait au large et l’on pouvait voir
sur les voiles gonflées l’image de la chouette d’Athènes.
« Si ce navarque savait qui est
en train de regarder ses navires sur la plage…, murmura Eumène.
— Allons-y, dit Callisthène.
Concluons ce voyage le plus rapidement possible. Nous sommes presque
arrivés. »
Mais il craignait en son for
intérieur qu’Alexandre ne leur demande de l’accompagner dans des entreprises
plus dangereuses encore.
La petite baie d’Aulis leur apparut
soudain alors qu’ils atteignaient le sommet d’une colline. En face, sur la rive
opposée de l’Eubée, les formes blanches de la ville de Chalcis se détachaient
dans le lointain. L’eau était d’un bleu intense et le bois de chênes qui
recouvrait les flancs de la colline s’étendait presque jusqu’au rivage, faisant
place à des buissons de myrte et d’arbousiers, puis à une mince bande de galets
et de sable rose.
Seul le bateau d’un pêcheur voguait
dans l’enceinte du port où les mille navires des Achéens avaient appareillé.
Les quatre jeunes gens descendirent
de cheval et contemplèrent en silence ces lieux, semblables à tant d’autres
endroits de la côte hellénique et pourtant si différents. Alexandre se souvint
alors des paroles de son père, quand il était enfant et que Philippe le tenait
dans ses bras, sur le chemin de ronde du palais de Pella, lui parlant de la
lointaine et immense Asie.
« Il n’y a pas ici de place
pour mille navires, observa Héphestion en brisant la magie de ce
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