Le Roman d'Alexandre le Grand
silence.
— Non, admit Callisthène. Mais
il ne pouvait pas en être autrement pour le poète. Un poète ne raconte pas
l’histoire des hommes telle qu’elle se produit, Héphestion ; son but est
de faire revivre, plusieurs siècles après, les émotions et les passions de ses
héros. »
Alexandre tourna vers lui son regard
brillant d’émotion. « Crois-tu qu’il puisse exister un homme capable
d’exploits assez extraordinaires pour inspirer un poète aussi grand
qu’Homère ?
— Ce sont les poètes qui créent
les héros, Alexandre, répondit Callisthène, et non le contraire. Et les poètes
ne naissent que lorsque la mer, le ciel et la terre sont en paix les uns avec
les autres. »
De retour en Thessalie, ils croisèrent
un détachement de la garde royale, qui les cherchait partout. Eumène dut
raconter qu’il s’était évanoui et que ses amis n’avaient pas voulu
l’abandonner : une excuse à laquelle personne ne crut. Mais Alexandre
avait obtenu la preuve que ses amis étaient prêts à le suivre, même ceux qui
étaient terrifiés, comme Eumène ou Callisthène. De plus, il s’était rendu
compte que l’absence de Campaspé lui pesait ; il lui tardait de la revoir
nue sur son lit, à la lumière dorée des lanternes.
Cependant, ils ne purent rentrer à
Pella car les événements s’étaient précipités. Le souverain, qui avait mobilisé
l’armée, marchait sur la Phocide pour en conquérir les cols : le temps
n’avait assagi aucun des adversaires et la parole était de nouveau aux armes.
Alexandre fut convoqué le soir même
sous la tente de son père. Philippe ne lui demanda pas les raisons de son
retard. Il lui montra la carte qui recouvrait la table, et dit :
« Le commandant athénien Charès
a été aperçu à la tête de dix mille mercenaires sur la route menant de
Chithinion à Amphissa, mais il ignore tout de notre présence. Je marcherai
toute la nuit et je le réveillerai personnellement demain matin. Toi, tiens
cette position et ne l’abandonne sous aucun prétexte. Dès que je me serai
débarrassé de Charès, je passerai par la vallée du Chrissos et j’isolerai les
Athéniens et les Thébains qui se trouvent sur les cols : ils seront forcés
de les abandonner et de reculer vers la première place forte qu’ils trouveront
en Béotie. » Il posa l’index sur la carte, là où il pensait que l’ennemi
se retirerait. « C’est là que tu me rejoindras avec ta cavalerie. À
Chéronée. »
24
Surprise à l’aube, l’armée mercenaire de Charès fut exterminée par les
troupes d’assaut de Philippe, et les survivants dispersés par la cavalerie.
Plutôt que de marcher sur Amphissa, le roi fit marche arrière, comme il l’avait
prévu, en isolant les cols que tenaient les Athéniens et les Thébains. Ceux-ci
durent se résigner à battre en retraite.
Trois jours plus tard, Alexandre fut
averti que son père prenait position dans la plaine de Chéronée, à la tête de
vingt-cinq mille fantassins et de cinq mille cavaliers : il fallait qu’il
le rejoigne au plus vite. Laissant ses serviteurs lever le camp et s’occuper du
ravitaillement, il fit sonner le signal du départ avant l’aube. Il voulait
marcher à la fraîche et au pas, pour éviter que les chevaux ne se fatiguent.
Monté sur Bucéphale, il passa la
Pointe en revue, à la lumière des torches. Ses camarades, qui commandaient les
différentes divisions, brandirent leur lance pour le saluer ; ils étaient
armés de pied en cap et prêts à partir, mais on devinait à leurs traits tendus
qu’aucun d’eux n’avait réussi à dormir. C’était leur première journée de
campagne.
« Rappelez-vous, soldats !
harangua-t-il. La phalange est l’enclume, la cavalerie le marteau et la Pointe
est… la tête du marteau ! » Puis il lança Bucéphale en direction de
Ptolémée, qui menait la première subdivision de droite, et lui délivra le mot
d’ordre : « Phobos kai Deimos.
— Les chevaux du dieu de la
guerre, répéta Ptolémée. Aucun mot d’ordre n’a jamais été plus
approprié. »
Il le communiqua ensuite au cavalier
qui se tenait à sa droite, afin qu’il fût répandu dans les rangs.
Alexandre adressa un signe au
sonneur de trompe qui annonça le départ, et l’escadron se mit au pas. Le prince
précédait Héphestion, que les autres suivaient. Le détachement de Ptolémée
fermait l’arrière-garde.
Quand ils traversèrent à gué le
Chrissos, l’aube ne
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