Le Roman des Rois
Tunis ; nous débarquâmes le 18 juillet 1270 sur une langue de terre qui fermait le port. Puis, le 24 juillet, nous installâmes notre camp dans la petite ville fortifiée de Carthage.
Nous brûlâmes de chaleur sous les tentes, dans l’air immobile, porteur des fièvres, des maladies de ventre, et tout aussitôt la mort commença à faucher parmi nous.
Les uns tombaient sous les coups des Infidèles qui nous harcelaient, les autres mouraient de ces flux de ventre qui laissaient les corps exsangues.
On essaie de cacher au roi la mort de Jean-Tristan, ce fils né à Damiette et qui disparaissait à Carthage, né lors d’une croisade, mort dans une autre.
Je vis le roi plié par la douleur comme si ses entrailles venaient d’être percées.
Mais il dit seulement :
« Notre Seigneur me l’a donné, et c’est Lui aussi qui me l’a repris, et puisqu’Il a agi comme bon lui semblait, que le nom de Notre Seigneur soit béni ! »
Le fils du roi était l’un des premiers à succomber, mais d’autres, chaque jour plus nombreux, furent emportés.
Et le roi s’alita, incapable même de se prosterner durant la messe tant il était affaibli.
Je suis souvent resté à côté de lui sous sa tente.
Je priais, j’écoutais son murmure.
Il disait qu’il désirait ardemment le salut pour l’âme du sultan de Tunis :
« Je voudrais passer le reste de ma vie dans une prison sarrasine, sans même voir la lumière du jour, pourvu que le sultan, avec son peuple, en toute sincérité, reçoive le baptême. Ah, Dieu, si seulement je pouvais être le parrain d’un si grand filleul ! »
Et alors que sa voix s’effaçait, il ajoutait, arrachant les mots à sa poitrine :
« Pour l’amour de Dieu, étudions comment la foi chrétienne pourra être prêchée à Tunis, et qui seront les gens que l’on devrait envoyer prêcher. »
Souvent il m’interrogeait pour savoir si son frère, Charles d’Anjou, roi de Sicile, approchait, avec sa flotte et son armée, des côtes de Tunisie.
Puis il sombrait dans le silence et l’on voyait, au mouvement de ses lèvres, qu’il priait.
Il avait fait placer une grande croix devant son lit et devant ses yeux. Il la regardait souvent et l’adorait, mains jointes, et se la faisait porter chaque jour, même le matin, quand il était à jeun, pour la baiser avec grande déférence et grande dévotion.
Il répétait souvent Pater Noster , Miserere mei Deus et Credo in deum . Il appelait les saints à l’aider et à le secourir.
Ainsi saint Jacques : « Dieu, soyez gardien et protecteur de votre peuple », murmurait-il.
Ainsi saint Denis de France : « Sire Dieu, aidez-nous à mépriser la prospérité de ce monde, et faites que nous ne redoutions aucune adversité. »
Le dimanche 24 août, après que le roi eut reçu l’extrême-onction, se fut confessé à Geoffroy de Beaulieu et eut communié, il demanda à ce qu’on le couchât sur un lit de cendres.
J’ai pleuré devant cet homme saint qui faisait pénitence et que la vie quittait.
Il murmura :
« Ô Jérusalem, ô Jérusalem, beau Sire Dieu, ayez pitié de ce peuple qui demeure ici et donnez-lui Votre paix. Qu’il ne tombe pas en la main de ses ennemis et qu’il ne soit pas contraint de renier Votre Saint Nom. »
Plus bas encore, ce n’était plus qu’un souffle à peine distinct, il ajouta :
« Père, je remets mon âme entre Vos mains. »
Et Thibaud de Champagne, son gendre, l’entendit répéter les versets d’un psaume :
« J’entrerai dans Ta demeure, j’adorerai dans Ton saint Temple. »
On était le lundi 25 août 1270, vers les trois heures.
65.
« Nous pouvons témoigner que jamais, en toute notre vie, nous n’avons vu fin si sainte et si dévote chez un homme du siècle ni chez un homme de religion. »
Ainsi parlait mon père Denis Villeneuve de Thorenc en me rapportant les propos de Thibaud de Champagne qui évoquait l’agonie et la mort du roi Louis IX, son beau-père.
J’écoutais mon père en cet été 1271, essayant d’inscrire chacun des mots qu’il prononçait, chacune des expressions de son visage dans ma mémoire, car je savais – comme lui-même savait – qu’il allait mourir.
Il avait accompagné les reliques du roi depuis Carthage jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où on les avait ensevelies le 22 mai 1271, neuf mois après la mort du roi.
Depuis lors, il m’avait raconté ce qu’il avait vécu aux côtés de celui qui
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